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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/151

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ribot. — théories allemandes sur l’espace tactile

croire que l’étendue tire la signification qu’elle a pour nous d’un phénomène non de synchronisme, mais de succession. » Pour nous voyants, l’étendue est avant tout l’étendue visuelle. Or, il est dans la nature de la vue de donner d’un seul coup un nombre prodigieux de sensations et par là même de communiquer à ses impressions un caractère de simultanéité. La vue a pour objet propre et immédiat la couleur : les sensations de couleur sont devenues pour nous représentatives de sensations tactiles et musculaires que nous pourrions avoir en touchant l’objet coloré. Nos yeux recevant d’un bloc un grand nombre de sensations de couleur, il en résulte que nous sommes dans le même état que si nous recevions d’un bloc un grand nombre de sensations tactiles et musculaires, c’est-à-dire la perception d’une étendue. Les perceptions visuelles, comme l’a dit ingénieusement Herbert Spencer, en devenant les symboles des impressions tactiles et visuelles, jouent un rôle analogue à celui des formules de l’algèbre : elles remplacent et simplifient.

Les partisans de la théorie empirique auraient grand intérêt à recueillir de bonnes observations sur les aveugles-nés. Celles qu’on possède ne sont ni claires ni suffisantes sur la plupart des points. La plus curieuse, due à Platner, médecin philosophe du siècle dernier, remise en lumière par Hamilton, fournit un bon appui à la thèse empirique. Une observation attentive, dit Platner, m’a convaincu que le sens du toucher, par lui-même, est absolument incompétent pour nous donner la notion de l’étendue ou de l’espace ; qu’un homme privé de la vue ne perçoit le monde extérieur que comme quelque chose d’actif, différent de ses propres sentiments de passivité ; que, pour lui, le temps tient lieu d’espace ; que le voisinage et la distance ne signifient qu’un temps plus court ou plus long, un nombre plus petit ou plus grand de sensations qui sont nécessaires pour passer d’une sensation à une autre. En réalité, l’aveugle-né ne sait pas que les choses existent les unes en dehors des autres ; si des objets ou parties de son corps touchées par lui ne produisaient sur ses nerfs sensitifs différentes espèces d’impression, il prendrait toutes les choses extérieures pour une seule et même chose. Dans son propre corps, il (l’aveugle-né) ne distinguait pas la tête et le pied par leur distance, mais par la différence des sensations causées par l’un et l’autre, différence qu’il percevait avec une finesse incroyable, et surtout au moyen du temps[1]. Ces remarques sont bien antérieures aux théories contemporaines : elles datent de 1785. Il serait à désirer qu’on en trouvât d’autres et surtout qu’on

  1. Pour plus de détails, voir Hamilton, Lectures on Metaphysics, etc., II, 174.