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Il peut arriver qu’une construction nuise à l’effet d’un paysage, au lieu de contribuer, si elle est en contradiction avec ses alentours ou si elle éveille de fâcheuses associations d’idées : un temple grec, par exemple, au milieu des glaces du Groënland, ou une hutte d’Esquimaux sous des palmiers ; une fabrique, une voie ferrée, une maison de force dans une riante campagne. On a converti en prisons bien des châteaux et d’anciens cloîtres situés sur les montagnes. Ils ont beau être grandioses et fiers ; quand nous apprenons leur nouvelle destination, le charme du paysage est rompu. Ils éveillent une idée désagréable à l’esprit, qui se reporte aussitôt à la vie misérable des forçats.

Mais comment expliquer l’attrait poétique d’un antique château ou d’une vieille église délabrée ? Les ruines d’une misérable hutte ou d’une maison neuve sont loin de produire cet effet. L’impression directe n’est pas plus favorable : les murs lézardés, mutilés, d’un donjon sont une masse grise et informe. Et puis une ruine ne fait-elle pas songer à la destruction, à la dégradation de quelque chose de riche, de grand, de fier ou de saint ? Et ne sont-ce pas là de fâcheuses réminiscences ? — Néanmoins, ce sont des réminiscences qui constituent tout le charme d’une ruine. Les ruines d’un vieux castel évoquent en nous l’image poétique de l’âge chevaleresque. Et puis rien n’est plus agréable que de sortir du cercle de nos émotions ordinaires, émoussées par l’habitude : témoin le plaisir que nous éprouvons à entendre parler d’affreux désastres ou de terribles fléaux quand ils ne nous touchent en rien. On court bien pour voir un incendie et pour jouir de cette émotion assez rare. Mais quand l’attrait de la nouveauté est passé, l’idée de la destruction prend le dessus, et nous voudrions à la place de cette maison qui brûle en voir une neuve dont nous ne nous soucierons pas demain. Car le passé d’une maison vulgaire en proie aux flammes n’a rien qui nous attire, et une nouvelle maison n’a pas encore d’histoire. Il en est autrement des ruines de quelque chose de grand, d’opulent, de fort, de hardi. Quand bien même nous ne connaissons pas le moindre détail sur son passé, nous lui en imaginons un, par association et d’après ce que nous savons de ruines pareilles. Ainsi, les restes d’un ancien château éveillent en nous des souvenirs puissants et variés, et prêtent un vif intérêt à un paysage d’ailleurs monotone. Alternative d’associations agréables et pénibles, où le plaisir toutefois l’emporte et en est rehaussé comme un ressort se dresse à chaque pression momentanée.

Mettons une maison de correction à la place de cette ruine. Au lieu d’assister en imagination à l’histoire longue, accidentée de générations opulentes et fières, on voit les misérables qui habitent cette sombre prison, expiant leurs crimes dans la souffrance et l’ignominie. Spectacle qui réunit ce qui, dans la vie, peut nous affecter le plus désagréablement ! L’édifice serait le plus majesteux, le plus beau du monde, l’impression associée l’emportera sur l’impression directe, et nous resterons troublés ; tandis qu’à la vue d’une ruine l’effet immédiat, défa-