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instinctifs de la génération suivante ; l’adaptation progressive des organes au milieu extérieur ou aux besoins de l’individu ; l’influence de l’exercice de la fonction sur le développement de l’organe, et réciproquement l’action de l’organe de plus en plus compliqué sur la quantité comme sur la qualité de l’action. Ajoutons qu’à nos yeux un des mérites de Lamarck, c’est précisément qu’il ne donne pas ses conjectures pour des vérités démontrées : il se rend parfaitement compte qu’elles ne sont que des opinions, ce qu’il appelle des certitudes morales. À vrai dire, il nous semble que la théorie de l’évolution est condamnée par sa nature même à ne pas dépasser la limite du possible et du vraisemblable, qu’elle n’atteindra jamais à la preuve complète et certaine, puisqu’elle n’est qu’une histoire hypothétique dont les matériaux seront toujours fort incomplets. Que nous dit-elle en effet : que l’humanité a vécu des milliers d’années avant de parvenir à son état présent ; que les temps historiques, qui datent de quarante siècles, ont été précédés de centaines de siècles de vie sauvage ; que par rapport à la barbarie, la civilisation est comme une toute petite statue sur un piédestal immense. Je le demande, que peut-on certainement savoir de cette longue durée de temps pendant laquelle l’humanité n’a laissé d’autres traces d’elle-même que de rares ossements épars dans les couches géologiques ?

Mais, malgré son caractère hypothétique, la doctrine de l’évolution a sa valeur, et, quel que soit le succès que lui réserve l’avenir, il est dès à présent certain qu’elle aura exercé une influence considérable sur les destinées de la psychologie. Elle aura déshabitué les observateurs de la nature humaine de considérer l’intelligence comme un être immobile atteignant d’emblée la limite suprême de ses conceptions. Elle nous aura fait mieux comprendre que l’esprit humain n’est qu’un parvenu, j’entends un être perfectible, qui ne tient pas ses idées toutes faites d’une révélation divine ou d’une intuition rationnelle, et qui les a peu à peu acquises, comme il a acquis les instruments de son travail matériel et tous les engins de la civilisation. De là une série de recherches vraiment nouvelles, et que Lamarck ne pressentait guère, sur les débuts, sur la progression, sur le développement des conceptions humaines, sur la contre-partie subjective de sa théorie d’évolution matérielle et nerveuse. La vieille philosophie ne songeait guère à remonter aux origines, à raconter les obscurs commencements, l’éclosion confuse des idées. Elle entrait dans la conscience comme le spectateur entre au théâtre, alors que la toile est levée, les acteurs à leur place, et le drame engagé. Elle semblait insoucieuse d’apprendre quel lent travail préparatoire, quelles longues périodes d’élaboration avaient précédé et amené l’état présent