Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/324

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
314
revue philosophique

M. Gizycki voit un obstacle à l’établissement d’une morale exacte dans la croyance au libre arbitre. Ce qu’il combat, c’est bien plutôt l’idée d’une puissance arbitraire, sans règles, étrangère à la nature, que la notion philosophique de volonté personnelle et indépendante. « Grâce à l’étendue de son horizon, qui n’est pas borné à tel point donné de l’espace ou du temps, la volonté humaine, dit Schopenhauer, est psychologiquement libre de la contrainte des motifs présents à la conscience actuelle, lesquels déterminent dans son caractère essentiel l’action de l’animal : de là on dit qu’elle est moralement libre, en ce qu’elle peut se déterminer indépendamment de la contrainte des impulsions sensibles, d’après des motifs tirés de la raison et des mœurs. » What obeys reason, is free : l’autonomie de la volonté libre n’est que l’hégémonie de la raison. C’est un point qu’accordent Hobbes, Spinoza, Leibniz, Hume, Lessing, Kant, Schelling et d’autres grands noms. Quelques-uns seulement ont essayé, en adoptant l’idéalisme transcendantal de Kant, de concilier la nécessité de tout événement naturel avec un pouvoir supérieur à la nécessité.

Liberté d’indifférence ou liberté nouménale, voilà, selon M. Gizycki, les deux seules conceptions possibles du libre arbitre. La liberté d’indifférence est malheureusement incompatible avec une conception raisonnable des faits. La loi fondamentale de toute pensée, c’est en effet le principe de raison suffisante ; or, d’après la remarque de Schopenhauer, « est nécessaire ce qui suit d’une raison suffisante donnée : selon que cette raison suffisante est logique, mathématique, ou physique, la nécessité l’est aussi. » Tout événement veut donc, pour être conçu, un événement préexistant. Le mot de hasard, qu’on applique quelquefois aux faits, ne signifie qu’une succession ou coïncidence d’événements qui ne sont point liés les uns aux autres par un rapport causal : mais on entend toujours que chacun de ces événements, pris à part, est fondé en raison. Le hasard n’est donc que relatif. Il y aurait hasard absolu, si un fait avait lieu purement et simplement sans cause : ce serait un miracle. Aux yeux d’un grand nombre, les actes volontaires sont de ce genre : la liberté de vouloir est donc exactement pour eux une « volonté de hasard » (Zufallswillkür). — Il est encore d’autres défenseurs de la liberté d’indifférence, ceux-là plus raffinés : il y a bien des causes de nos résolutions volontaires, disent-ils, mais elles ne sont point nécessitantes. Vaine subtilité. Une action volontaire est accomplie : s’il y en avait auparavant d’autres possibles, toutes différentes, il n’y a pas eu de raison suffisante pour que celle-ci eût lieu plutôt que les autres, et c’est un fait absolument fortuit ; si au contraire il n’y avait pas d’autre action possible, c’est dire que celle qui a prévalu était nécessaire. Nécessaire ou fortuite, point de moyen terme entre ces deux contradictoires. « La nécessité, dit Schiller, est la loi silencieuse, éternelle, toujours égale, qui pousse devant elle jusqu’aux vagues libres de la poitrine humaine. »

On objectera vainement que l’apparence de la liberté prouve cette