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soit absolument indépendant ?… Un même effet ne peut pas être conditionné en même temps par deux causes différentes, ou plutôt contraires, de manière à dépendre de chacune des deux dans toute son extension. » D’ailleurs, le concept de causalité, de l’aveu même de Kant, ne s’applique qu’aux conditions empiriques de succession dans le temps et n’a aucune portée transcendantale. Qu’est-ce donc enfin qu’une individualité supérieure au temps et à l’espace, s’il est vrai que le temps et l’espace, comme le remarque Schopenhauer, constituent ensemble le principe d’individuation ?

La théorie de révolution a sur ce point le mérite d’expliquer précisément par les lois générales de l’hérédité le caractère moral inné de chaque individu. Le déterminisme, loin d’être incompatible avec la moralité, est au contraire le fondement indispensable de la morale. Comment l’individu pourrait-il être responsable des déterminations de son moi nouménal ? Comment l’éducation pourrait-elle améliorer le caractère individuel, si celui-ci n’était que l’ombre d’une chose en soi inaccessible ?

M. Gizycki termine ce chapitre par une intéressante étude des idées et des sentiments moraux. Le but de la nature, c’est la réalisation de la vie psychique heureuse d’elle-même à tous les degrés de l’être. Le but suprême de la moralité, conséquemment, si l’on ne regarde pas la morale comme étrangère à la nature et son ennemie, c’est encore le bien général de l’homme. À ces deux éléments d’un même désir de la nature correspondent l’amour de soi et l’amour d’autrui. L’amour de soi, si gravement incriminé par les moralistes, n’est pas l’égoïsme, qui recherche son bien individuel aux dépens d’autrui : il est l’aspiration spontanée vers le bonheur. Un pareil sentiment n’est ni immoral ni antimoral, mais simplement indifférent. Mais l’homme n’est point un empire dans un empire ; il n’y a qu’un seul tout et qu’un seul but. Ainsi les devoirs envers soi sont réellement encore des devoirs envers autrui : se dégrader, c’est non-seulement se faire tort à soi-même, mais encore à tous ceux qui auraient profité de notre perfectionnement. Tout être est rattaché à ses semblables par des sentiments de sympathie ; leur bien est son bien. Mais dans l’espèce humaine, où varient à l’infini les conditions d’existence et les manières de vivre, la diversité des caractères individuels entraine l’éclatante diversité des tendances égoïstes et des aptitudes morales. Le vice de la morale hédonique d’un Aristippe ou de la doctrine égoïste d’un Épicure est d’avoir méconnu, rabaissé au-dessous de rien ces sentiments de sympathie pour autrui. Les hommes marquants de tous les temps ont donc cherché naturellement à influer sur les actions de leurs semblables, en invoquant les sentiments de sympathie innés chez tout homme, l’appréciation raisonnée des conditions de la vie sociale, enfin les considérations religieuses. Mais de tous les sentiments inspirés par les prescriptions et les prohibitions du législateur, du prêtre, du maître, de l’opinion publique, le plus efficace et le plus primitif, c’est encore l’amour naturel