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carrau. — moralistes anglais contemporains

à subir les reproches de sa conscience, si son développement moral est plus avancé que celui de la société dans laquelle il vit ; mais, en tant que l’on ne considère que la règle extérieure de conduite, il a pénétré dans la sphère des actes qu’il est méritoire d’accomplir, mais qu’on n’est pas coupable de négliger… Par suite, rien de plus oiseux que de discuter si l’esclavage, le meurtre des prisonniers de guerre, les spectacles de gladiateurs, la polygamie sont choses essentiellement mauvaises. Elles le sont aujourd’hui ; elles ne l’étaient pas autrefois ; et quand un ancien les consacrait par son exemple, il ne commettait pas un crime. La proposition absolue et immuable que nous maintenons, c’est que la bienveillance est toujours une disposition vertueuse, et que la partie sensuelle de notre nature en est toujours la partie inférieure.

Je ne saurais souscrire entièrement à cette doctrine de M. Lecky et je crois utile de faire ici une distinction qui paraît lui avoir échappé J’admets bien que l’idéal moral diffère selon les temps et les lieux ; et qu’à voir les choses de haut, il y a tendance générale de l’humanité vers le mieux. Mais cette tendance suppose un bien absolu, qui en soit la limite et la cause finale, un idéal suprême qui serve de commune mesure à tous les autres et, par là, nous permette d’affirmer l’existence d’un progrès dans les conceptions morales du genre humain. Un acte est bon ou mauvais absolument, selon qu’il est conforme ou contraire à cet idéal absolu. À ce point de vue, l’esclavage est un mal absolument, et n’a jamais pu être un bien ; car, toujours et partout il a été le plus grave attentat contre la dignité de la personne humaine. Mais il est vrai que le bien absolu n’a pas toujours été clairement aperçu par la conscience ; l’ignorance, les préjugés en ont obscurci longtemps, en obscurcissent encore la lumière ; nombre d’hommes ont pu posséder des esclaves sans être pour cela coupables, parce que des obstacles presque invincibles les empêchaient de reconnaître le caractère profondément immoral de l’esclavage. Peut-être même cette concession est-elle excessive ; il est permis de penser qu’en s’interrogeant avec plus de sincérité et de scrupule, la conscience du genre humain aurait compris dès l’origine l’injustice d’une pareille institution. Je n’en veux pour preuve que les protestations qui s’élevaient déjà contre elle à l’époque où Aristote s’efforçait d’en démontrer la légitimité. Quoi qu’il en soit, le mal a toujours été mal, n’eût-il pas toujours été connu comme tel, et il y a lieu de distinguer ici le point de vue objectif du point de vue subjectif. Cette dis notion, M. Lecky ne semble pas l’avoir suffisamment marquée, et il en résulte quelque confusion, sinon dans ses idées, au moins dans son langage.