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II


Une tentative intéressante et assez nouvelle de M. Lecky, c’est de suivre historiquement l’ordre dans lequel se développent les divers sentiments moraux. On ne saurait douter, d’une manière générale, qu’à mesure que l’organisation sociale devient plus élevée, les vertus aimables et sociales ne soient cultivées aux dépens des vertus héroïques et ascétiques. Supporter courageusement la douleur, voilà la première forme de la vertu parmi les hommes, la plus apparente, sinon la seule, dans la vie sauvage. Dans une société où domine l’état de guerre, l’héroïsme est à sa place et détermine dans une large mesure le cours des événements, tandis qu’au milieu d’un ordre social plus régulier et plus stable, il perd en grande partie à la fois son influence et sa raison d’être. Il en est de même de l’ascétisme, en entendant par là tout effort pour atteindre, en dehors du monde, un haut degré de sainteté. Une telle disposition se manifestera surtout là où la société est encore grossière, où l’isolement est facile et fréquent. « Quand les hommes sont unis par les liens les plus étroits de la coopération, quand les entreprises industrielles deviennent très-actives, et que l’impulsion prédominante est énergiquement dirigée vers la richesse matérielle et les jouissances du luxe, la vertu est principalement ou même uniquement envisagée à la lumière des intérêts sociaux, et cette tendance est encore fortifiée par l’influence de la loi sur l’éducation, influence qui imprime profondément dans l’esprit les distinctions morales, mais qui en même temps habitue les hommes à les apprécier seulement à un point de vue extérieur et tout utilitaire. » On peut donc admettre que les aspirations vers la sainteté, étrangères à la vie encore tout animale du sauvage, deviennent plus rares à mesure que le développement de la civilisation, augmentant les conditions du bien-être, en rend le désir plus général et la jouissance plus aisée. Elles se manifestent le plus ordinairement dans un état social intermédiaire.

Il y a une grande part de vérité dans ces remarques ; on peut craindre en effet que la civilisation, en adoucissant les caractères et en élevant le niveau moyen de la moralité, n’ait pour résultat d’énerver les âmes et de tarir peu à peu, au sein du genre humain, la source des vertus les plus hautes. Qui sait si l’homme, de plus en plus épris de sa planète, transfigurée pour lui par la science et l’industrie, ne perdra pas un jour, avec la soif de l’infinité, la marque la plus sublime de sa nature et la raison suprême de son existence ? Mais il faut