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La vertu dont le développement est le plus en rapport avec celui de la civilisation, c’est peut-être la véracité. Et il faut entendre par là, non-seulement l’horreur de tout mensonge positif, mais l’habitude de ne dissimuler aucune des circonstances essentielles du fait que l’on affirme, et de ne rien avancer qu’on ne l’ait scrupuleusement constaté. M. Lecky distingue trois formes de véracité que le progrès fait successivement apparaître : la véracité industrielle, la véracité politique, la véracité scientifique. La première est proprement la fidélité aux engagements librement contractés de part et d’autre. Elle est d’une telle importance dans les relations industrielles et commerciales, qu’elle devient promptement la vertu essentielle du type moral que représentent les peuples voués au commerce et à l’industrie. Elle constitue, à ce point de vue, la principale supériorité de ces nations sur celles qui ne sont encore que faiblement pénétrées de l’esprit industriel, comme les Italiens, les Espagnols, les Irlandais. Les traits fâcheux qui trop souvent distinguent celles-ci, une certaine instabilité de caractère, une tendance à l’exagération, peu de bonne foi dans les petites choses, une fidélité douteuse dans l’accomplissement des promesses, peuvent sembler à un Anglais élevé dans les habitudes de la vie industrielle, les preuves d’une complète absence de principes moraux. Ce serait une erreur. Chez ces nations, l’esprit public ne peut assigner à la véracité une place bien importante dans le catalogue des vertus ; mais d’autres qualités morales, du premier mérite, se rencontrent fréquemment.

La vie politique développe une autre forme de véracité qui n’est pas nécessairement liée à la précédente : c’est la véracité politique, ou, en d’autres termes, cet esprit d’impartialité qui, en matière de controverse, exige que toutes les opinions, tous les arguments, tous les faits puissent librement et pleinement se produire. Ces dispositions s’appliquent peu à peu à toutes les circonstances de la vie intellectuelle et donnent naissance à une vertu plus élevée encore. La haute culture de l’intelligence et spécialement les études philosophiques, portent les hommes à poursuivre la vérité pour elle-même, à regarder comme un devoir de s’affranchir de tout esprit de parti, des préjugés et des passions. Mais ces deux dernières formes de la véracité, la véracité politique et la véracité scientifique, ne fleurissent que fort tard dans l’histoire du genre humain. Le principal obstacle à leur éclosion a été l’influence des théologiens, qui, pendant le moyen âge, ont employé tous leurs efforts à supprimer les écrits contraires à leurs opinions, et qui, même après avoir perdu l’appui du bras séculier, ont opiniâtrement combattu l’indépendance et l’impartialité du jugement en la présentant comme un péché.