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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/363

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carrau. — moralistes anglais contemporains

Sans pousser plus loin ces considérations, on peut conclure que s’il y a progrès général de la moralité en rapport avec celui de la civilisation, le gain ne va pas sans quelques pertes. Le sentiment du respect, à prendre ce mot dans son acception la plus large, est un de ceux qui tendent le plus à disparaître, et dont l’affaiblissement doit le plus attrister.

« Chaque grand changement soit dans les croyances, soit dans les circonstances extérieures, entraîne une modification corrélative dans les sentiments et les émotions. Les revendications de la liberté, le nivellement de la démocratie, le scalpel de la critique, les révolutions économiques qui réduisent les relations de classes à de simples contrats, l’agglomération de la population, les facilités de transport qui relâchent nombre de liens antiques, — sont incompatibles avec le type de vertu qui existait avant que le pouvoir de la tradition ne fût brisé, et quand la foi était encore intacte. La bienveillance, la droiture, l’esprit d’entreprise, l’honnêteté intellectuelle, l’amour de la liberté, la haine de la superstition, se multiplient autour de nous ; mais vainement nous chercherions ce beau caractère du passé, si défiant de lui-même, si confiant en autrui, si riche de renoncement et de modestie, si simple, si sérieux, et si dévoué, et qui, lors même qu’il prenait, comme Ixion, un nuage pour objet de ses affections, trouvait dans ses illusions mêmes la source de quelques-unes des plus pures vertus de la nature humaine. Dans un petit nombre d’esprits, la contemplation de l’ordre sublime de l’univers fait naître un sentiment de respect ; mais, pour la grande majorité du genre humain, c’est un fait incontestable, tout attristant qu’il puisse être, que la découverte de lois inflexibles dépouille les phénomènes de leur signification morale, et que presque toutes les conditions sociales et politiques qui entretenaient le respect, ont disparu. Les manifestations les plus belles de ce sentiment, il faudrait les chercher, non pas chez les peuples qui, comme les Américains et les Français modernes, représentent le mieux les tendances du siècle, mais dans des pays écartés, comme la Styrie ou le Tyrol. Son expression artistique ne se trouve dans aucune des œuvres du génie moderne, mais dans la cathédrale gothique, dont l’immortelle beauté, mûrie, mais non endommagée par le temps, nous regarde encore à travers les siècles du passé. Un âge superstitieux, comme toute autre phase dans l’histoire humaine, a ses vertus distinctives, qui doivent nécessairement décliner, avant qu’une nouvelle étape du progrès n’ait été atteinte. »

Ainsi chaque degré de la civilisation a ses vertus qui lui sont propres ; l’état sauvage le plus grossier a les siennes, dont l’ensemble