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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/408

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ment où Rome va les écraser, jamais ils n’ont eu plus de révélations, plus d’apocalypses ni de plus triomphantes. Jérusalem détruite, le temple brûlé, leur nation pulvérisée et jetée aux quatre vents du Ciel, ils attendent le Messie et prédisent avec certitude la prochaine exaltation du peuple de Dieu. Si, au milieu de leurs livres sacrés, qui tous respirent une indomptable confiance, un s’est glissé, le Kohelet[1], dont aucune lamentation humaine n’a jamais égalé le ton de désespoir et, plus encore, de dégoût, les rabbins ne s’y trompent pas, et en dépit d’une conclusion pieuse, ajoutée comme après coup et pour satisfaire aux nécessités du genre, ils le repoussent[2]. Chez les Grecs, jusqu’après les guerres médiques, toute la littérature est pleine de l’amour de la vie et de la lumière ; les plaintes même, s’il s’en élève quelques-unes, sont contenues, touchantes, et n’ont rien d’inconsolable. « Ô Jupiter, dit un chant orphique, tu as fait les dieux de ton sourire, et de tes larmes les hommes. » Une mélancolie aussi gracieuse n’est pas sans une douceur secrète. Déjà, il est vrai, Silène, pressé par Midas, lui a révélé un secret redoutable : le dernier mot de la sagesse, c’est qu’il vaudrait mieux n’être pas né. Mais nul ne s’arrête trop longuement à cette pensée. Sans doute, les Grecs ont leurs heures de tristesse : c’est comme le ciel a ses nuages, et rien ne ressemble moins au vrai pessimisme. L’Allemagne était divisée encore, et accoutumée à servir de champ de bataille à l’Europe, lorsque Kant, fondant sur la morale un optimisme nouveau, donnait à sa philosophie cette conclusion, que le souverain bien régnerait sur l’univers un jour, et déjà régnait au delà. Et c’est après Iéna que Fichte, au milieu de ces étudiants qu’il devait bientôt envoyer à Leipzig, annonçait l’inévitable triomphe de la justice dans le monde, et glorifiait la souffrance, parce que c’est elle qui fait les hommes d’un grand cœur. — En regard, voyez l’Inde : six siècles avant notre ère, elle arrive à une civilisation jusque-là inouïe, car, par ses poètes et par ses philosophes, elle dépasse l’Egypte et encore plus la Chine ;

    lui dira : tu fais mal ? » (xxxvi, 22-23.) Seulement, pour le peuple d’Israël, la volonté de Dieu n’est ni obscure ni contraire à la conscience juive : il la possède dans les commandements de ce Dieu, dans ses prophéties, dans les événements de chaque jour, et surtout dans la promesse qu’il fit à Abraham et qui est inviolable. Aux yeux du philosophe, pour qui le monde n’est bon que si la Justice, telle que la déclare la conscience humaine, y triomphe, l’idée juive est pessimiste. Elle l’est encore aux yeux des simples Gentils, qui voient le monde entier sacrifié et un seul petit peuple sauvé. Elle ne l’est pas pour le Juif, qui met le souverain bien dans le triomphe de sa race, qui se soucie peu des étrangers, les méprise, les hait plutôt.

  1. L’Ecclésiaste.
  2. M. Hüber va plus loin dans ses conjectures : le Kohelet est, d’après lui, l’œuvre d’un Juif qui a vécu à Alexandrie, au moment de la prospérité de cette ville ; qui, riche, s’est rassasié de tous les plaisirs ; qui a vécu dans la faveur des grands et a appris à ne s’y point fier ; et qui, ainsi préparé par le dégoût, a accueilli favorablement les enseignements de cette école pessimiste qui sortit du cyrénaïsme (Hégésias). En mettant son triste poème sous le nom de Salomon, l’auteur du Kohelet a de plus fait preuve d’une profonde connaissance des hommes et de la parenté qu’il y a entre l’assouvissement et le désespoir.