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M. Hanslick est un bomme d’imagination et d’esprit ; mais il est peu philosophe, même assez peu logicien. Il admet que « la musique est la création d’un esprit pensant et sentant » ; il reconnaît que la musique est une langue : elle a des mots, des phrases, etc. Puis il ajoute qu’il ne faut pas chercher ailleurs que dans la constitution des sons de quoi intéresser l’âme de l’auditeur. On ne voit pas comment tout cela peut s’accorder avec sa thèse. Quand il répète la formule que la musique n’exprime pas, mais qu’elle « évoque ou provoque des sentiments », on voit qu’il a plus horreur du mot que de la chose. — Quand il touche à ce problème délicat, essentiellement philosophique et qui divise les esthéticiens, du fond et de la forme dans le beau et dans l’art, au lieu de l’aborder de front, il l’élude, ou il l’effleure à peine dans un dernier chapitre (ch. VII). Il devait le traiter à fond en ce qui touche au beau musical, car c’est le point capital de son livre.

Il ne paraît pas même bien comprendre la thèse opposée à la sienne et qu’il combat cependant à outrance. Nous sommes obligé, pour achever et motiver cette critique, de la remettre sous les yeux du lecteur. La voici en quelques mots :

Le fond (à la fois idée et sentiment) et la forme, dans l’art et dans le beau en général, ne sont nullement séparés. Pris dans leur réalité concrète, ils ne font qu’un ; leur rapport est un rapport d’identité. Quoique distincts, ils sont unis par un lien vivant d’identité réelle qui laisse subsister néanmoins leur différence. Pour nous servir aussi d’une métaphore, permise quand elle suit la définition, le vase et la liqueur ne font qu’un. Il en est comme de l’âme et du corps, du spirituel et du sensible. Le beau réside dans cette vivante unité. Ce principe s’applique à tous les arts comme à toutes les formes du beau. La musique ne peut faire exception. Autrement, elle ne serait pas un art. Chez elle aussi, les sons qui forment son élément matériel soumis aux lois du beau, sont pleins de vie, d’animation et d’esprit, et cela lors même que la musique paraît se détacher des autres arts, pour s’exercer dans le domaine qui lui est propre, celui des sons et de leurs combinaisons harmoniques. C’est toujours l’âme ou la vie intérieure qu’elle exprime et qui est le fond inséparable de la forme. De tous les arts, il est vrai, la musique est celui qui peut le plus en apparence se passer d’expression. C’est ce qui lui arrive lorsqu’elle s’affranchit du texte et se joue librement dans ses combinaisons mélodiques ou harmonieuses. C’est alors, comme on dit, de la musique savante, faite pour les dilettantes et les connaisseurs. Est-ce à dire que, même alors, elle n’exprime rien et n’éveille aucun sentiment ? De plus, est-il vrai qu’elle soit alors la seule, la vraie musique, la musique à son plus haut degré ? Est-ce là le point culminant de cet art ? Nous ne discuterons pas ce sujet. Mais, pour nous, là nous paraît être l’erreur de l’auteur de cet écrit, sur le beau musical. Bref, nous ne pensons pas que l’auteur ait réussi dans la réforme qu’il annonce ; mais le succès de son livre n’en est pas moins justifié par les mérites réels que nous avons signalés.

Ch. B.