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ont donné la preuve sensible. Mais il lui faut rendre cette justice, quoiqu’il étudie de très-près ces philosophes, qu’il pousse aussi loin que possible l’analyse de leurs opinions et des nuances qui les séparent les uns des autres[1]. C’est en cela surtout qu’il excelle, et, s’il a été pour quelque chose dans l’éclectisme de Leibniz, c’est sans doute en vertu de cette loi que les extrêmes se touchent et s’engendrent. Parmi les interprètes des anciens, ceux qui l’irritent le plus sont ceux qui, à la faveur de l’obscurité de certains textes, veulent tirer à eux Platon et Aristote et y trouver à tout prix des opinions pareilles aux leurs. « C’est, dit-il en style expressif, vouloir chasser malgré les chiens, que de vouloir ainsi faire violence aux paroles d’un autre[2]. »

Ce reproche est un de ceux qu’il renouvelle le plus vivement contre la scolastique. Elle a été « l’esclave d’Aristote et du pape », et elle a voulu concilier toutes les doctrines du premier avec tous les dogmes que le second prêchait dans un enseignement plus ou moins pur. Par exemple, ils sont obligés de croire à l’unité de l’âme ; et ils voudraient que leur Aristote n’eût jamais contredit à cette vérité[3]. De là leurs efforts pour torturer les textes grecs d’un côté, le dogme de l’autre, de là les fantaisies de leurs interprétations et les confusions dé leurs doctrines. C’est encore pour ne pas heurter les opinions d’Aristote que beaucoup de scolastiques mettent le principe de l’individuation dans la matière. Mais cela est-il aussi conforme aux dogmes chrétiens ? Et quand saint Thomas met en avant la materia signata' la matière déjà déterminée et particularisée, comme étant le principe de l’individualité, n’a-t-il point fait lui aussi un sacrifice au Stagirile ? Et ce sacrifice ne l’a-t-il pas .entraîné dans des difficultés inextricables, puisque ce principe qui peut s’appliquer aux corps laisse de côté les esprits, et ainsi de suite[4].

Thomasius est donc bien loin de vouloir maintenir « l’intégrité de la scolastique, » comme Font écrit de très-éminents historiens, qui ne connaissaient de lui que deux ou trois réponses vagues et dilatoires

  1. Voyez-en un exemple dans une lettre à Leibniz du 2 octobre 1668, que Dutens a reproduite tome IV, page 23.
  2. De sententia Aristotelis circa originem corporis et animæ humanæ, præfatio disputationi habitæ de origine animæ humanæ (1669). Remarquez que Thomasius prononçait cette phrase l’année même où Leibniz lui écrivait sa fameuse lettre sur la conciliation d’Aristote avec Descartes.
  3. De tribus in uno homine animabus, præmisso disputationi habitæ de virtutibus cardinalibus (1665).
  4. Origo controversiæ de principio individuationis, præaemissa. disputationi de principio individui, respondente G. G. Leibnizio.

    Cette introduction, comme nous l’avons dit, se retrouve aussi dans Dutens.