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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/516

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ANALYSES ET COMPTES-RENDUS



Renan (E.), Caliban : Suite de la Tempête, drame philosophique. In-8. Calmann Lévy, 1878.

I. Le drame de la Tempête est la plus personnelle des conceptions de Shakespeare. Il a jailli, tout épanoui, du cerveau du poëte. Prospero, Ariel, Caliban, figures immortelles, sont nés d’un souffle de son imagination. Qui nous dira l’idée qui fait leur âme ? Il faudrait descendre dans le laboratoire obscur où la pensée évoque du néant la réalité merveilleuse, où elle accomplit le miracle de la création. Il y a toujours dans l’œuvre d’art quelque chose d’infini que ne peut épuiser la réflexion analytique. Prospero représente sans doute le sage idéal, à la vie harmonieuse, faite d’activité et de raison, de mélancolie sereine et de bonté. Mais Shakespeare lui-même, s’il pouvait connaître tel commentaire moderne, y applaudirait, je me figure, et se reconnaîtrait en souriant dans le grand magicien qui épuise pour une œuvre suprême toutes les ressources de son art, avant de dire adieu à son génie, Ariel, et à l’île enchantée, théâtre où il a déroulé tant de merveilles[1]. De même, il a voulu personnifier dans Caliban la nature inférieure unie dans l’homme au principe divin. Mais, pour cela, ferait-il difficulté d’avouer à M. Kreyssig qu’il s’est plu à faire hurler dans cet être informe tous les instincts des masses populaires, que les efforts du sage ne convertiront jamais à la raison[2] ? Il ne se plaindrait donc pas aujourd’hui qu’un savant idéologue, de loisir aux rives napolitaines, lui ait emprunté des interprètes pour ses propres pensées; et il lirait avec intérêt un drame philosophique, publié sous ses auspices, où les rêveries se mêlent à la satire, où des mots de journaliste assaisonnent la fable antique, et dont la conclusion ambiguë est un attrait de plus pour la curiosité. Mais il ne pourrait, non plus que nous, se défendre de quelque surprise. L’auteur des Dialogues philosophiques avait l’occasion belle pour nous peindre un des épisodes favoris de ses « grandes batailles de l’idée pure », le triomphe momentané de la foule des sim-

  1. La Tempête, simple et harmonieuse synthèse de son œuvre complexe, serait en quelque sorte le testament poétique de Shakespeare. "Voy., pour toute cette interprétation bien spirituellement présentée par M. Montégut, la Revue des Deux-Mondes, août 1865.
  2. C’est l’opinion de M. Kreyssig : Vorlesungen ueber Shakspeare.