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analyses. — renan. Caliban.

ples sur la science, obligée de « se réfugier dans les cachettes », en attendant qu’elle en sorte avec des engins irrésistibles et fasse « régner Dieu » par la terreur. Tout au plus pouvait-on croire que le philosophe impartial, suspendant l’effet de ses sombres prophéties, et satisfait d’ouvrir une double issue à l’humanité, poserait le problème de notre avenir sans le résoudre. M. Renan a fait plus encore. Il ne s’est pas contenté de donner une physionomie moderne aux fabuleux personnages de Shakespeare ; il a retourné le dénouement. La Suite de la Tempête est devenue la réhabilitation de Caliban.

Par la grâce de l’auteur, Caliban est maintenant le personnage intéressant de la pièce ; il y porte l’action et la vie ; et ce n’est pas un simple masque. S’il fallait le prouver, on n’aurait qu’à retracer son portrait. Comme il arrive aux âmes énergiques, son caractère se développe sans se démentir ; sa condition s’élève sans le jeter hors de sa nature ; son horizon s’agrandit, sans que sa vue cesse d’être nette. Il parle peu ; mais, à part quelques banalités déclamatoires qui jurent dans sa bouche, ce qu’il dit est plein de sens et touche le but. Il n’agit qu’à l’instant décisif, et obtient alors le maximum d’effet avec la moindre action, ce qui est le propre des esprits avisés et hardis. Il entend la vraie politique, celle qui est essentiellement réaliste, comme dit M. Renan, disons mieux, objective ; aussi va-t-il, lui, jusqu’au bout de ses entreprises : il soulève le peuple et l’apaise, il fait une révolution et la termine. Il connaît les hommes et les choses, et il met chacun à sa place ; il appelle les conseillers au conseil d’État et les courtisanes à la cour ; il confine les rêveurs dans leur cabinet, les nobles oisifs sur leurs terres, et relègue les inquisiteurs aux frontières de la province. Il rassure les propriétaires ; il pensionne les artistes ; il encourage la libre pensée et les danseuses de l’Opéra. Il est anticlérical, mais religieux, et protège également le pape et les descendants des patarins. Il a la victoire clémente, il oublie au pouvoir les injures essuyées dans l’esclavage. Les délicats chuchotent encore que, bien lavé, bien peigné, il exhale toujours l’odeur de sa basse origine. Il est mal né, c’est vrai ; mais comme son cœur s’épanouit au premier souffle de la fortune ! comme il se fond de tendresse à la seule idée d’être aimé ! Esclave courbé sous les coups, abêti par des terreurs superstitieuses, il ne respirait que la menace et le blasphème ; affranchi, il rêve d’être bon et heureux ; souverain, il n’aura plus qu’un but, faire le bonheur de l’humanité[1]. En vérité, il faudrait être bien difficile pour refuser son estime à Caliban.

Mais notre sympathie pour le héros de M. Renan s’accroît encore par le contraste de ses fortes qualités avec la nature rêveuse et efféminée du philosophe Prospero. Le Prospero de Shakespeare, si noble et si humain, n’est plus ici qu’un bel esprit chimérique, Sage couronné, il

  1. Acte III, sc. iii. Est-il besoin d’avertir que tous ces traits sont empruntés au drame de M. Renan ? Ils y étaient épars, on les a recueillis et rapprochés, voilà tout.