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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/518

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fuit les soucis du gouvernement pour s’enfoncer dans des recherches abstruses sur l’euthanasie. Philanthrope idéaliste, il ne sait pas bien à quelle œuvre l’homme travaille ; mais il espère qu’un jour la science ceindra la couronne royale et fera de l’espèce humaine une race supérieure d’animaux domestiques. Éducateur systématique, il veut rendre la raison obligatoire, et il se flatte de former les âmes à la gratitude parla contrainte, et les esprits à la vérité par la superstition. Politique infatué de son génie, il ne tente de réprimer l’émeute que lorsqu’elle est victorieuse ; et contre la puissance vivante du peuple en fureur, il compte sur les prestiges d’une puérile fantasmagorie. La vertu des âmes faibles est la résignation : vaincu, il accepte sa déchéance et la protection de l’usurpateur ; et ce n’est pas assez pour lui d’adorer en silence les voies mystérieuses de Dieu, il crie avec la foule : Vive Caliban ! Il faut l’avouer, en face de l’heureux parvenu qui le dépossède, le sage Prospero ne fait pas bonne figure. Dans un roman récent, œuvre d’un observateur ingénieux, on retrouve un contraste analogue ménagé avec un art plus savant. Le personnage aristocratique que nous peint le romancier n’a jamais professé le culte de l’idéal ; blasé usé, gâté jusque dans les moelles par le vice et le plaisir, il a depuis longtemps cédé son âme au diable, et il emprunte les dernières étincelles de sa vie aux poisons subtils d’un charlatan. Mais il a pour lui tous les raffinements de la vie la plus élégante et de l’intelligence la plus déliée. Et quand l’enfant du peuple avec ses millions, son activité puissante et sa naïveté morale, se trouve en présence du noble duc, il paraît bien petit garçon. L’effet n’est-il pas ainsi plus dramatique et plus vrai ? On serait presque tenté de reprocher à M. Renan d’avoir trop complètement sacrifié le représentant des classes supérieures.

Mais ne nous hâtons pas trop de blâmer l’auteur. En y regardant de plus près, nous verrons que s’il a manqué aux lois de l’art, c’est pour obéir aux lois supérieures de la logique. Seulement, il ne faut pas prendre trop au sérieux ces personnages de théâtre, et tout cet appareil scénique, renouvelé de Shakespeare, qui n’est au fond qu’un cadre commode pour de savantes dissertations. En réalité, nous sommes ici bien loin de la Tempête. Le bouffon Trinculo, transporté dans ce milieu tout nouveau pour un vrai fils de Shakespeare, n’en revient pas d’étonnement. Il laisse échapper ce mot naïf : « Tout le monde ici est philosophe ! » Évidemment le pauvre diable ne se doute pas en quelle compagnie on lui fait l’honneur de l’admettre, ni qu’il a pour interlocuteurs les « lobes du cerveau » d’un des esprits les plus exercés et les plus subtils de son époque. Plus heureux que lui, nous sommes dans la confidence. La pièce de Caliban est une boîte à double fond. Mais nous serions inexcusables de n’en pas découvrir le secret, tant M. Renan a toujours mis d’empressement à nous livrer la clef de ses pensées.

II. On se rappelle ce pyrrhonien de Molière qui sent douloureuse-