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analyses. — renan. Caliban.

son bleu céleste. Et en effet, pourquoi le dernier mot du citoyen serait-il celui du penseur ? Au delà des quelques années pour lesquelles s’accommodent nos formes sociales, s’ouvre l’avenir aux contours flexibles, comme au delà de la petite patrie qui a son idéal borné et sa doctrine restreinte, s’étend l’infini de l’être. Il ne faut pas confondre la vérité d’un temps et d’un parti avec la pure et immortelle vérité. Pour parler comme les hégéliens, il ne faut pas que l’esprit national nous cache l’esprit absolu. Donc si nous le pouvons, sans trahir le devoir, ne jouons pas toute notre vie sur la carte politique. Gardons la pleine indépendance de notre pensée, réservons la pour les fins désintéressées, situées par delà l’horizon populaire. Le peuple y gagnera ; car, enfoncé dans les faits, il n’a pas en lui-même le principe de son progrès ; il attend toujours que quelque Prométhée se dévoue et ravisse, pour la lui porter, l’étincelle divine. Et notre dignité l’exige, car la vraie grandeur est de sortir de soi-même et de confondre son effort dans l’effort anonyme et mystérieux du monde. Sans doute la réalité est bonne, puisqu’elle se réalise en triomphant des possibilités inférieures ; elle est sacrée, puisqu’elle s’appelle famille, patrie, humanité. Elle revendique justement toute autorité sur nos actes, tout droit sur nos affections. Eh bien ! laissons volontiers tomber nos actions sous les roues avides de l’engrenage social ; ouvrons notre âme toute grande aux autres hommes, démocratisons notre cœur ! Mais, après avoir agi et aimé, il y a un temps pour rêver. Le devoir est une grande chose, mais il n’épuise pas la liberté. Et quand vient une de ces heures où malgré nous l’air étouffant de la réalité ne suffit pas à notre poitrine, où l’humanité nous paraît sotte et le train des choses ridicule, qu’on nous permette alors de nous souvenir que l’idéal est la vraie patrie de la raison, et de suivre Ariel qui s’envole loin du royaume de Caliban.

III. Le petit drame de M. Renan finit donc sur une contradiction. Une conclusion contradictoire n’est pas d’ordinaire un mol oreiller pour une tête bien faite, fût-ce la tête d’un hégélien. Pourtant celle-ci agrée particulièrement à notre philosophe ; il y repose en paix sa pensée, il y revient sans cesse, il y trouve l’explication de nos crises sociales et l’excuse de ses mauvais rêves, il ne l’échangerait pas, j’imagine, contre une solution définitive bien nette et bien simple. Elle répond sans doute au double penchant de sa nature à la fois élevée et bienveillante ; et il pourrait bien se faire aussi qu’elle tînt à la nature des choses. Sous sa forme la plus générale, elle revient à dire que le devoir nous enferme dans un cercle vicieux : l’individu a sa fin dans l’humanité, puisque le sacrifice est la loi de sa vie ; et, d’autre part, l’humanité n’a d’existence que par la vie individuelle ; en sorte que la fin de notre action nous échappe, et que le devoir semble incompréhensible. Dans l’idéalisme de M. Renan, la difficulté s’aggrave encore ; la voici dans toute sa force : « Douceur, bienveillance pour tous, respect de tous, amour du peuple, goût du peuple, bonté universelle, amabilité envers tous les êtres, voilà la loi sûre et qui ne trompe pas. — Comment concilier de tels