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sentiments avec la hiérarchie de fer de la nature et la croyance en la souveraineté absolue de la raison ? — Je n’en sais rien[1]. » On entrevoit d’ici jusque dans leur écart extrême les deux versants de la pensée : d’un côté, partage égal et\fraternel de tous les biens, médiocrité universelle de science et de jouissance ; de l’autre, asservissement des masses, et concentration de la raison dans quelques cerveaux d’élite qui jouiraient et penseraient pour tous. Le conflit des idées est arrivé à l’état aigu, au point de rendre bien difficile même une décision pratique.

Et cependant l’idéalisme est un creuset commode à fondre les réalités ; les plus réfractaires s’y évanouissent, et l’on ne trouve au fond que ce qu’on veut bien y trouver. M. Renan y a mis tour à tour les entités les plus vénérables de la métaphysique, elles se sont dissipées en une pâle traînée de vapeur ; la loi sacrée du devoir, elle a laissé transparaître une infernale duperie ; la superbe parole humaine, elle s’est affaissée en symboles impuissants ; le monde enfin, il a donné pour résidu une pincée de poussière brillante qui tiendrait sur l’aile d’un papillon. Dans cette dissolution universelle, une idée seule a subsisté, ou plutôt l’essence de toute idée, l’idéal qui par ses formes aériennes et fuyantes a désarmé le penseur et trouvé grâce devant sa critique. Et aussitôt ce fantôme a attiré à lui toute la réalité restée vide, et le dogmatisme vivace a refleuri au milieu des ruines. Mais les fleurs qu’il porte ont un éclat si sombre, et si acres en sont les fruits, que l’on se sent mal à l’aise en face de ce monde sans soleil, et que l’on se demande enfin s’il est bien réel, ou s’il ne participe pas à son tour à la vanité de toutes choses. Qu’est-ce donc que l’idéal ? et si c’est notre Dieu, l’humanité ne doit-elle pas être le temple où nous lui rendrons hommage ? Vainement Ariel, pour fuir les hommes, cherche à se confondre avec le parfum dé la fleur sauvage, avec la neige rosée des grands monts ; il prétend n’être plus que « l’esprit intermittent de la nature » ; comme si les éléments les plus purs, les plus impalpables de la nature ne portaient pas toujours la livrée servile de notre pauvre imagination. Vainement Prospère, ivre de science, veut jeter dans la chaudière magique les membres palpitants de l’humanité, pour en exprimer quelques gouttes d’éternelle vérité ; comme si aucune opération d’alchimie pouvait extraire des esprits conçus au sein de la femme la raison incréée. Qu’est-ce donc que l’idéal ? une aspiration vers l’insaisissable absolu, un souffle mystérieux qui nous saisit au passage et nous emporte vers les abîmes du ciel[2] ? Oui, sans doute, l’humanité est de nature transcendante. Mais comment savoir si le Dieu qui l’habite se donne à des degrés inégaux, et à quel signe on reconnaît ses élus, puisque l’essence divine est indéfinissable ? Quel objet reste-t-il donc à notre culte ? Une pure forme, l’universalité de la nature humaine. Et quel rite pour

  1. Dialogues philosophiques, Préface, p. xvi.
  2. Cf. La Métaphysique et son Avenir, sub fine. Ouv. cité.