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poussées jusqu’au bout, ramassent en effet* tous les philosophes, » l’auteur de ce livre, se plaçant au point de vue de la pratique, de la vie morale et sociale, qui tend, selon lui, à dominer de plus en plus la pensée moderne, et qui est aussi le point de vue de Pascal, réunit dans l’épicurisme et oppose au stoïcisme toutes les doctrines de tous les temps qui, enfermant l’homme tout entier dans la nature, et par là j’entends la sphère des phénomènes où se bornent notre expérience et notre action au moins extérieures, lui assignent le plaisir, le bonheur ou l’intérêt personnel pour fin unique et suprême. « Partout, dans la théorie et dans la pratique, nous trouvons en présence deux morales qui s’appuient sur deux conceptions opposées du monde visible et du monde invisible. Ces deux doctrines se partagent la pensée, se partagent les hommes. La lutte ardente entre les épicuriens et les stoïciens, qui dura autrefois pendant cinq cents ans, s’est rallumée de nos jours et s’est agrandie. » Elle s’agrandira même, selon notre auteur, de plus en plus, à mesure que les préoccupations sociales l’emporteront sur les préoccupations religieuses, et la morale sur la métaphysique. Quel problème en effet plus poignant pour l’humanité que celui-ci dont dépendent la conduite et la vie même ? — « Le devoir proprement dit existe-t-il ? La moralité proprement dite existe-t-elle ? Avons-nous du mérite à faire ce que nous croyons le bien ? — Ou, en fait, devoir, moralité, mérite sont-ils simplement des expressions plus ou moins figurées que l’humanité a fini par prendre au sens propre ? Faut-il remplacer le devoir par l’intérêt commun, la moralité par l’instinct, par l’habitude héréditaire ou par le calcul, le mérite de l’action par la jouissance de l’objet même en vue duquel on agissait ? »

Ainsi entendue, l’histoire de l’épicurisme présente une sorte d’intérêt dramatique. D’une part, en effet, elle reproduit devant nous toutes les phases, toutes les péripéties du combat éternel que se livrent les deux tendances rivales de l’esprit et du cœur humain et les deux groupes d’écoles qui les représentent l’une et l’autre à travers les âges : elle nous donne comme l'émotion d’un duel où nous serions à la fois spectateurs et parties, car c’est notre destinée même qui est en jeu. D’autre part, cette histoire, en même temps qu’elle prend sa place dans l’histoire générale de la philosophie, dont elle nous fait mieux voir l’ensemble et l’unité, devient ainsi elle-même un tout organique et vivant dont nous suivons de siècle en siècle et d’école en école l’évolution continue et progressive, et dont nous reconnaissons toujours, au milieu de variations et de complications sans cesse croissantes, l'intime et persistante identité. L’épicurisme est donc ainsi comme une même pensée, on pourrait dire une même action philosophique, déjà ébauchée avant Épicure, qui se noue, en quelque sorte, entre ses mains et qui grandit et se continue, malgré quelques interruptions plus ou moins longues, à travers l'antiquité, le moyen âge et la Renaissance jusqu’à l’époque moderne où Gassendi la renoue et où elle se transforme et se développe dans les théories de Hobbes, de La Rochefou-