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avant tout d’en déterminer l’idée directrice et la loi d’évolution. Mais il semble faire une moins large part à la déduction et à la synthèse a priori. Aussi, comme le remarque M. Boutroux, si son œuvre fait éprouver une impression de clarté, de précision, de rigueur vraiment scientifiques, en revanche, elle nous laisse absolument impassibles ; les systèmes nous semblent étrangers, indifférents, comme s’ils appartenaient à un monde disparu. « L’auteur s’est interdit de ressusciter son modèle. » M. Guyau croit au contraire que l’historien doit non-seulement nous faire connaître les systèmes, mais nous les rendre vivants et sympathiques ; et qu’il lui faut pour cela les assimiler à son propre esprit par une sympathie sérieuse et profonde, les animer et les développer au-dedans de soi-même avec sa propre vie et sa propre pensée. Cette méthode nous semble bien plutôt, comme M. Guyau le laisse entendre lui-même, un des aspects de la méthode de conciliation. En effet, selon M. Fouillée, pour concilier les systèmes, il faut les comprendre, et, pour les comprendre, il faut les repenser, les refaire en s’attachant moins à la lettre qu’à l’esprit.

Rien de plus séduisant que cette méthode de reconstruction, mais aussi, rien de plus périlleux, si elle n’est sans cesse soutenue et contrôlée par une connaissance exacte et un respect scrupuleux des textes et des faits. Sans une vérification incessante et minutieuse, elle ne tarderait pas à convertir l’histoire en fiction et à lui faire perdre en vérité ce qu’elle lui ferait gagner en beauté. Grâce à sa profonde érudition, M. Guyau nous semble avoir presque entièrement évité cet écueil. Il possède en effet à un degré rare toute la bibliographie de l’épicurisme : aucun texte important ne lui échappe, et ses assertions les plus originales et les plus hardies sont toujours accompagnées de preuves tirées des sources mêmes.

De toutes les doctrines de l’antiquité, nulle peut-être plus que l’épicurisme ne demandait à être abordée par un esprit ouvert et sympathique, disposé non à la réfuter ou à la déprécier, sous prétexte de l’exposer, mais tout au contraire à la comprendre, à s’y intéresser, à mettre en lumière la part de vérité qu’elle pouvait contenir, à lui rendre en un mot sa réalité et sa vie. C’est que nulle doctrine n’avait encore rencontré des juges plus prévenus, presque tous indifférents ou hostiles, La condamnation sommaire que Cicéron a portée contre elle semblait sans appel. M. Guyau, selon l’expression du Rapport académique, a démontré que, sur bien des points, le procès d’Épicure est à recommencer. La plupart des historiens de la philosophie se sont trop souvenus qu’ils philosophaient aussi pour leur compte : ils ont eu rarement assez d’abnégation pour oublier leurs doctrines en exposant celles des écoles opposées : de là une certaine incapacité de comprendre les idées de leurs adversaires et une tendance à les présenter sous un jour qui les rapetisse et les déforme. Qu’un de ces historiens fasse plus tard autorité : ses arrêts ne seront pas révisés —, ils se perpétueront indéfiniment, tant qu’un esprit libre et consciencieux ne refusera pas d’y