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reinach. — études psychologiques en allemagne

de leur mélange (Stimmungen), sur l’historique, le développement et l’avenir du cœur humain. On ne peut qu’approuver les idées généreuses de M. Lazarus et l’intérêt qu’il prend à la culture du sentiment ; mais l’ensemble du travail a une allure plus littéraire que philosophique. Les diverses inclinations y sont plutôt décrites avec élégance que ramenées à un petit nombre de principes élémentaires. Nous prononcions plus haut le nom de Jouffroy : c’est à Garnier que ces pages-ci nous font songer, et à son analyse minutieuse de nos trois cent soixante-quatorze inclinations primitives. Or, quel que soit l’attrait de ces descriptions, c’est dans la théorie de la genèse des sentiments (toute délicate et périlleuse qu’elle puisse être) que réside l’intérêt scientifique de leur étude.

Les morceaux que nous avons résumés jusqu’à présent ne portent pas particulièrement la marque de leur siècle ; il n’en est pas de même de celui dont il nous reste à parler. « Le cœur, dit quelque part M. Lazarus, différent de la plupart des organes de notre corps qui alternent entre l’activité et le repos, le cœur doit être toujours actif. De la première seconde de la vie jusqu’à la dernière, il faut qu’il batte ; s’il s’interrompt, la vie disparaît. La religion est le cœur dans l’organisme populaire : que le cœur cesse de battre, ici aussi surviennent la décrépitude, la pourriture et la destruction »[1]. Ces paroles pourraient servir de résumé à l’essai intitulé Pensées sur l’Aufklœrung. L’Aufklœrung, mot pour lequel nous ne possédons pas d’équivalent exact en français, est l’état d’un esprit qui, au lieu de se renfermer docilement dans les soi-disant vérités de tradition, principalement en matière religieuse, ose soumettre les idées reçues à un examen personnel, se former une opinion par lui-même, voler de ses propres ailes. Libre pensée n’est pas, pour M. Lazarus, synonyme d’incrédulité ou d’indifférence. « Il y a une incrédulité, comme une foi, qui est aveugle et par les mêmes raisons. » Il prêche la croisade, mais ce n’est pas une croisade contre, mais pour la religion.

Cette alliance de l’esprit religieux et de l’esprit d’examen n’est pas rare chez les philosophes allemands : il suffit de nommer Leibniz et Kant. La « religiosité » de M. Lazarus est, comme la leur, libre, sincère et exempte de préjugés. « Sapere aude avait dit Kant[2] ; aie le courage de te servir de ta propre raison ! voilà la devise de l’Aufklœrung. » M. Lazarus nous donne un énergique commentaire de ces paroles. « En vérité, il est temps enfin de nous frotter encore une fois les yeux, de nous réveiller et de reconnaître que les rêves des siècles passés, que tant d’hommes parmi nous continuent à rêver,

  1. Ein psychologischer Blick in unsere Zeit, p. 28.
  2. Kant, Qu’est-ce que l’Aufklœrung  ? dans les Berliner Monatshefte de 1784.