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analyses. — guyau. — Morale d’Épicure.

sité d’un despotisme qu’il a déduite de ces principes ne semble pas à M. Guyau une conséquence nécessaire, et il loue Spinoza d’avoir sur ce point réformé l’utilitarisme dans un sens plus logique et plus libéral.

Il paraîtra peut-être étonnant que Spinoza soit mis au nombre des épicuriens. C’est que le spinozisme est, selon M. Guyau, plus vaste que les systèmes particuliers de l’épicurisme et du stoïcisme : c’est une immense synthèse qui les absorbe et les concilie tous deux dans son sein. « Ce panthéisme et spinozisme que je range sous Montaigne, disait Sainte-Beuve commentant Pascal, rejoint pourtant à certains égards le stoïcisme, qui commence la série opposée. Le cercle des systèmes est accompli. »

Telle est la thèse de M. Guyau dans son chapitre sur Spinoza. Hormis l’idée d’évolution ou de progrès, qui en est absente, l’Éthique lui paraît contenir toutes les idées fondamentales de l’utilitarisme contemporain, dominées et éclairées par les principes d’une métaphysique rationaliste. On sait en effet que le bien, pour Spinoza, c’est l’utile, mais que cela seul, selon lui, est utile à l’homme qui accroît sa puissance, sa science, son union avec ses semblables et avec la nature ou avec Dieu, c’est-à-dire au fond la sagesse et la vertu.

Comme Bentham et Stuart Mill, M. Guyau attribue une extrême importance à un penseur souvent dédaigné ou peu connu en France, Helvétius. Il fait ressortir le caractère paradoxal et pourtant logique de ses théories psychologiques et sociales, et il y voit la première ébauche de l’utilitarisme humanitaire qui devait se développer en morale et en politique non-seulement chez les penseurs français du xviiie siècle, mais chez les philosophes anglais contemporains. Helvétius, en effet, qui applique à la législation les principes de l’épicurisme, marque le passage du point de vue de l’intérêt individuel à celui de l’intérêt social.

La conclusion générale de l’ouvrage, un peu sommaire peut-être, prépare l’appréciation de l’épicurisme en indiquant les progrès qu’il a accomplis ou essayés depuis Epicure jusqu’à nos jours. D’une part, le système est devenu plus cohérent et plus complet : ainsi il a renoncé, ce semble, pour toujours, à admettre la réalité du libre arbitre ; il ne voit plus dans le plaisir l’effet du repos, mais l’effet de l’activité et du mouvement ; il a développé de plus en plus en politique les thèses désormais populaires du contrat social et du progrès historique ; enfin, il est demeuré fidèle à son hostilité contre les idées religieuses. D’autre part, il a fait des efforts souvent impuissants pour s’élever au-dessus du principe de l’égoïsme pur jusqu’à la conception du désintéressement véritable. L’école anglaise paraît surtout avoir compris l’insuffisance de l’égoïsme : a-t-elle pu la combler sans sortir des limites où la circonscrivent les principes généraux du système utilitaire ? C’est une question à laquelle M. Guyau ne répond pas ou dont il réserve la réponse pour la seconde partie de son histoire de l’utilitarisme : la Morale anglaise contemporaine.