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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/96

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linguistes. Geiger la rejette. Un concept, dit-il, sort toujours d’un autre concept, un son d'un autre son. En remontant le processus des concepts, on arrive, selon lui, à un résidu complètement dépouillé du caractère d’idée. « Le langage à ce point initial de son développement est un cri animal, mais poussé à la suite d’une impression visuelle. » Geiger croit en effet découvrir dans sa Begriffsgeschichte que l’homme a primitivement passé par une condition de vie toute bestiale, n’étant alors qu’une sorte de quadrumane difforme, à front déprimé, avec un museau allongé. Cet élément fondamental du langage, Geiger le compare à une « sorte de grincement simultané » (Mitgrinsen) qui reflétait avec une exactitude involontaire pour l’œil et l’oreille l’image perçue par la vue et l’ouïe[1]. « Le cri parlé (Sprachschrei), dit-il encore, se produit originairement à la suite de cette impression que fait la vue d’un corps humain ou animal en proie à des convulsions spasmodiques ou à un violent tournoiement (p. 212). » La différence entre ce cri expressif et le cri animal est délicate : l’origine du son proféré par l’animal à la suite d’une impression de la vue, c’est toujours un sentiment intérieur de crainte ou de sympathie occasionné par celle-ci ; le cri expressif désigne l’objet vu par ses différences visibles et par suite en rend possible le ressouvenir calme et réfléchi. Voilà l’origine du mot. D’autres animaux, Geiger l’accorde, possèdent aussi bien que l’homme ce sens de percevoir des mouvements et des formes visibles, le singe par exemple ; mais l’homme s’est élevé au-dessus d’eux tous, grâce « à la plus grande délicatesse de ses impressions visuelles, à son excitabilité plus grande relativement aux formes vues, » et aussi grâce « à la supériorité de son organisation cérébrale ». Le langage est donc bien, suivant la pensée de Herder, issu du développement total des forces humaines. Toutefois Geiger se sépare de Herder sur un détail important : il ne veut admettre pour point de départ du langage qu’un seul cri onomatopéique.

Un premier son articulé associé à une idée élémentaire confuse, tel fut l’embryon du langage humain. L’évolution parallèle de l’idée et du son explique le reste. Par analogie, l’idée première se propage de proche en proche à tout un monde d’objets, et le son se diversifie de même. Le son passe par exemple du mouvement de l’animal qui se roule et s’ébat aux mouvements tumultueux des autres choses, d’impressions plus fortes à d’autres plus faibles, des choses de la vue aux objets des autres sens, du mouvement dénotant la sensation à la sensation elle-même et à tout le monde immatériel de l’esprit. En même temps, le son éprouve un notable changement de nature : au lieu de provenir des impressions sensibles et de rappeler des perceptions, il s’adapte à des idées et à des choses, il devient le langage de la raison. Geiger va jusqu’à dire que le premier son phonique engendre la raison

  1. « Il est impossible d’être saisi d’une idée vive sans que le corps se mette à l’unisson de l’idée. » (Gratiolet, De la physion. et des Mouv. d’expression.)