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Il est d’ailleurs à peine utile de rappeler qu’avant notre siècle il n’y a eu, en fait, aucun essai d’une philosophie pour les mathématiques[1]. Ni Descartes ni Leibnitz, qui les ont renouvelées, ne semblent avoir supposé que leur œuvre eût besoin d’un tel couronnement. Dans l’antiquité, les sectes qui ont particulièrement cultivé les sciences exactes paraissent avoir eu plutôt une tendance inverse, avoir cherché à introduire dans la philosophie première des notions empruntées aux mathématiques. Mais, à cet égard, les dogmes, passablement obscurs pour nous, de Pythagore et de Platon, n’ont finalement abouti qu’aux puériles rêveries des Theologumena ou au verbiage mystique de Proclus. En somme, à part quelques empiètements insignifiants, les deux domaines sont restés nettement distincts à toute époque. Euclide a, dit-on, appris à un Ptolémée qu’il n’y a pas, en géométrie, de chemin spécial pour les rois ; il ne semble guère que les mathématiciens aient jamais eu à rappeler qu’il n’y en a pas non plus pour les philosophes.

Quand nous voyons aujourd’hui essayer de frayer ce chemin, par l’introduction dans les mathématiques de principes et de modes de raisonnement qui leur sont toujours restés étrangers, nous ne pouvons, certes, applaudir à cette tentative, condamnée d’avance à nos yeux. Aussi bien les précédents ouvrages de M. Schmitz-Dumont, — Zeit und Raum, Leipzig, 1874[2] — ; Die Bedeutung der Pangeometrie, Leipzig, 1877, — malgré l’étendue très-remarquable des connaissances mathématiques de l’auteur, malgré son indiscutable valeur originale, n’ont guère eu de succès auprès des juges vraiment compétents, et il est peu probable que les mêmes conclusions, encore aggravées, puissent obtenir aujourd’hui un accueil plus favorable.

Quant à nous, notre thèse fondamentale dans la question est que, si l’analyse et la critique des notions premières employées dans une science font incontestablement partie de la philosophie, elles n’en doivent pas moins être poursuivies suivant les procédés et d’après les principes spéciaux à la science dont il s’agit. C’est un point de vue absolument opposé à celui de M. Schmitz-Dumont, et nous aurons à montrer à quelles conséquences paradoxales on se laisse entraîner lorsqu’on s’en écarte. Toutefois, malgré cette divergence, nous considérons sa théorie de la connaissance comme très-digne d’étude, et nous commencerons par en faire un exposé succinct, mais aussi complet que possible.

  1. Nous faisons naturellement abstraction de tous les travaux qui, comme ceux de Condillac par exemple, ne remplissent nullement les conditions du programme à imposer.
  2. Voir Revue philosophique, tome i, p. 78 et sq.