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janet. — perception visuelle de la distance

langage, emprunté au tact, appliqué aux notions de la vue, nous fera croire qu’il perçoit autrement que nous, tandis qu’il ne s’agit au contraire que de deux langages différents. Mais, peu à peu, la servitude à l’égard du toucher diminuera ; l’aveugle oubliera le type exclusif qu’il devait à ce sens : il remarquera et discernera les notions propres de la vue ; et c’est seulement lorsque la vue aura été complètement affranchie du toucher qu’on pourra dire qu’il perçoit la distance visuelle.

Dans toutes les expériences du genre de celle que nous discutons, il semble que l’on soit parti d’une certaine confusion d’idées. On ne se demande pas si la vue a des perceptions propres, si, par exemple, il y a une perception propre de la distance visuelle : on se demande si la vue peut reconnaître immédiatement la correspondance de ses perceptions avec celles du toucher, ce qui est évidemment impossible, puisque ces deux genres de perception n’ont aucune ressemblance entre elles.

Prenons par exemple le célèbre problème de Molyneux. L’aveugle opéré, mis en présence d’un globe et d’un cube, distinguera-t-il du premier coup quel est le globe, quel est le cube ? Dans ce problème, on ne se borne pas à demander ce qui devrait être la seule question : L’aveugle percevra-t-il deux formes différentes, ou les confondra-t-il l’une avec l’autre ? Non ; on veut que par la vue il reconnaisse immédiatement quelle apparence visible correspond à telle perception tactile : ce qui est beaucoup trop demander, car, puisqu’il n’y a aucune ressemblance entre les perceptions d’un sens et celles d’un autre, il n’y a aucune raison pour que l’aveugle reconnaisse à la vue ce qu’il n’a encore perçu que par le toucher. Il voit bien qu’un cube n’est pas une sphère ; mais comment pourrait-il savoir laquelle de ces deux formes correspond à ce qu’il a appelé jusqu’ici cube, laquelle à ce qu’il a appelé sphère ? Comment le pourrait-il, puisque ce sont deux notions absolument hétérogènes[1] ? Le jeune aveugle de Cheselden ne sut pas distinguer d’abord son chien et son chat : mais, ayant attrapé le chat, il le tâta attentivement et dit en le relâchant : « Va, Minet, je te reconnaîtrai à l’avenir. » Mais ce serait le contraire qui serait prodigieux : car quel rapport y a-t-il entre la forme visible d’un chat et sa forme tactile ? Cela ne veut certainement pas dire que l’enfant, mis en présence du chien et du chat, ne les distinguât pas l’un de l’autre : seulement il ne savait pas leur donner leur nom tactile. Ainsi l’aveugle opéré perçoit bien les formes : mais, ce qui doit être, il ne les peut pas rap-

  1. Leibniz croit qu’il pourra faire la distinction en question : mais ce serait par le raisonnement. (Nouv. Essais, ii. ix, 38)