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janet. — perception visuelle de la distance

pouvait servir en aucune façon à vérifier les conclusions de Cheselden[1]. »

Diderot a dit avec raison : « Préparer et interroger un aveugle-né n’eût point été une occupation indigne des talents réunis de Newton, Descartes, Locke et Leibniz. » En effet, pour comprendre les réponses de l’aveugle, il faut savoir ce qu’on veut lui demander. Quand on lit le récit des observations de ce genre, on y voit tant de questions diverses, n’ayant pas de rapports entre elles, si peu de suite dans les expériences, si peu de méthode en un mot, qu’on ne s’étonne pas que la question reste obscure et enveloppée.

Nous avons signalé quelques-unes des confusions commises dans ces expériences. En voici une autre : c’est celle qui consiste à confondre la perception d’une qualité avec l’appréciation claire et distincte de cette qualité. Ainsi on nous dit sans cesse que les aveugles opérés n’apprécient pas les distances, ce qui est accordé d’avance ; mais qu’ils ne les perçoivent pas du tout, c’est une tout autre question. L’œil, ainsi que tous nos organes, a besoin d’éducation et d’habitude pour exercer ses fonctions, et par conséquent pour apprendre à discerner ses sensations : c’est ce qui ne fait pas question ; mais cela est tout aussi vrai des sensations qui lui appartiennent en propre sans contestation que de celles qui lui viendraient de l’éducation par le moyen du toucher. Nul doute que l’œil n’apprenne à discerner plus exactement les couleurs par l’habitude. Dira-t-on que l’œil a besoin du toucher pour apprendre à percevoir les couleurs ? L’ouïe a également besoin d’éducation pour discerner les sons. Il y a beaucoup d’oreilles qui ne distinguent pas les demi-tons ; et la plupart sont incapables de discerner les quarts de ton. Dirons-nous que le son n’est pas l’objet propre des perceptions de l’ouïe ? Il y a donc deux sortes d’éducation des sens : 1o l’éducation d’un sens par l’exercice propre à ce sens ; 2o l’éducation de ce sens par son association avec les autres, et en particulier avec le toucher. Or, de ce qu’un organe a besoin d’éducation dans le premier sens, il ne s’ensuit pas qu’il en ait besoin dans le second. De ce qu’il apprend à apprécier, il ne s’ensuit pas qu’il apprenne à percevoir : et, lorsque l’on dit qu’il apprend à percevoir, cela veut dire qu’il apprend à apprécier. Ainsi le discernement des sons sera le résultat de l’éducation, mais non la perception du son en tant que son. Pour en revenir à la notion de distance, l’œil peut être obligé d’apprendre à la perfectionner, sans qu’on puisse en conclure qu’il ne

  1. Dugald Stewart, Philosophie de l’esprit humain. Appendice, tome iii. Cet appendice, qui contient toutes les pièces de l’histoire de James Mitchell, est le mémoire le plus développé que nous ayons sur une observation de ce genre.