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rassés de l’armure formidable qui les recouvre et de la masse d’accessoires inutiles qu’ils traînent à leur suite, peuvent se réduire à trois : une théorie psychologique de la volonté ; la conception d’une puissance rusée qui enveloppe tout être vivant, spécialement l’homme, d’illusions contraires à son bonheur ; enfin le bilan de la vie, qui se liquide par un déficit énorme de plaisir et par une véritable banqueroute de la nature. Les deux premiers arguments appartiennent en propre à Schopenhauer ; le troisième a été développé par M. de Hartmann[1]. »

Il fallait bien, pour être complet, suivre dans tous ses détails le développement de ces trois arguments, qui remplit dans les œuvres de Schopenhauer et de M. de Hartmann des centaines de pages. C’était un travail assurément fort ingrat, car il s’agissait surtout de reproduire en l’abrégeant la pensée d’autrui. Il faut lire l’ouvrage même pour voir avec quelle aisance l’écrivain surmonte de pareilles difficultés, dissimule la monotonie des longues énumérations et fait accepter du public le plus délicat « les excentricités et les énormités d’une science à la fois technique et rabelaisienne que n’arrête aucun scrupule ». La conclusion de cette longue série d’observations physiologiques et d’arguments métaphysiques, c’est que le but de l’évolution, le terme du progrès, c’est le néant.

Arrivée à ce terme, la spéculation s’arrête : c’est maintenant à la pratique de prendre la parole et de poser ses conclusions. Les âmes grossières iront naturellement au suicide, à moins qu’elles ne descendent encore plus bas, jusqu’aux mutilations monstrueuses des skopsy, ou bien jusqu’à un système de compensations qui ne sont pas autre chose que des dérèglements sans nom. Sans doute, avec des esprits supérieurs comme Schopenhauer et M. de Hartmann, il ne peut être question de pareilles misères. Toutefois la logique a des nécessités inéluctables. Schopenhauer, lui aussi, conclut au suicide, mais à un suicide purement moral, qui se propose pour but la destruction de la volonté et pour moyen un ascétisme étrange renouvelé du bouddhisme. Le bouddhisme en Allemagne en plein xixe siècle ! il semblait qu’une aussi surprenante prétention dût avoir épuisé la puissance inventive des métaphysiciens du pessimisme : M. de Hartmann a su trouver quelque chose de plus extraordinaire encore. Le mérite principal de M. Caro est peut-être d’avoir dégagé, pour la mettre en pleine lumière, cette étrange conception du suicide cosmique, c’est-à-dire d’une destruction radicale et volontaire qui doit anéantir le monde tout entier. À vrai dire, il n’est pas aisé d’entendre comment peut s’accomplir cet acte désespéré de la nature. Pourtant trois conditions suffisent : la première, c’est qu’il arrive un jour où l’humanité concentre dans son sein une telle masse d’intelligence et de volonté cosmique, que la somme d’intelligence et de volonté répartie dans le reste du monde paraisse insignifiante en comparaison ; la seconde, c’est que la

  1. P. 118.