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analyses. — caro. Le Pessimisme au xxie siècle.

conscience de l’humanité soit pénétrée profondément de la folie du vouloir, qu’elle en vienne au point d’être possédée par un désir absolu du repos, qu’elle ait si bien démêlé la vanité absolue de tous les motifs qui attachaient jusqu’ici l’homme à l’existence que l’aspiration au néant devienne sans aucun effort l’unique et le dernier motif de sa conduite ; la troisième enfin, c’est que tous les peuples de la terre communiquent assez facilement entre eux pour qu’il soit possible qu’au même moment sur tous les points où il se trouve un homme, une résolution commune puisse être prise. Grâce au progrès, ces trois conditions finiront par être remplies, et la délivrance s’accomplira par l’anéantissement universel. Alors le pessimisme aura prouvé sa thèse. Il est vrai qu’il ne restera personne pour en être convaincu.

Devant cette gigantesque, cette étourdissante conception, M. Caro s’arrête un moment, découragé. Je suppose qu’alors il a lu, pour se remettre, cette page célèbre de M. de Hartmann :

« Dans notre ménage, ma femme bien-aimée, la compagne intelligente de mes poursuites idéales, représente l’élément pessimiste. Tandis que je défends la cause de l’optimisme évolutionniste, elle se déclare sceptique au progrès. A nos pieds joue avec un chien, son fidèle ami, un bel et florissant enfant, qui s’essaye à combiner les verbes et les substantifs. Il s’est déjà élevé à la conscience que Fichte prête à son moi, mais ne parle encore de ce moi, comme Fichte le fait souvent lui-même, qu’à la troisième personne. Mes parents et ceux de ma femme, ainsi qu’un cercle d’amis choisis, partagent et animent nos entretiens et nos plaisirs ; et un ami philosophe disait dernièrement de nous : « Si l’on veut voir encore une fois des visages satisfaits et « joyeux, il faut aller chez les pessimistes. »

M. Caro connaît la France. Il sait qu’elle n’est pas encore assez philosophe pour ne pas craindre d’être dupe. Il conclut donc tranquillement en reprenant sur le pessimisme la conclusion de Candide sur l’optimisme : « Cela est bien dit, mais il faut cultiver notre jardin. »

Il serait dur de conclure ainsi sur une épigramme. Ce qui est vrai et ce que M. Caro démontre avec éloquence, c’est qu’à mesure que le positivisme s’étend, à mesure que sa froide critique poursuit sa course impitoyable les âmes se désenchantent de l’idéal qu’elles redoutent comme une illusion. Que reste-t-il alors, sinon la seule vie réelle, la vie présente ? Mais cette vie est bien misérable pour satisfaire à la soif d’infini que l’humanité sent toujours se rallumer à l’heure même où l’on se flatte de l’avoir éteinte. Sur ce point, certes, le pessimisme a raison. Mais il oublie, chose singulière dans le pays de Kant, que l’existence n’a pas seulement une valeur relative, elle comporte aussi une valeur absolue. En ce sens, il est vrai de dire « que l’excédant de souffrances, s’il existe, est un titre pour l’homme. La vie, même malheureuse, vaut la peine d’être vécue, et la souffrance vaut mieux que le néant ; elle crée la moralité et garantit un droit. »

T.-V. Charpentier.