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stuart mill.fragments inédits sur le socialisme

possibilité où les journaliers se trouvent d’espérer et de prévoir. Celui-là seul peut mesurer le nombre de ses enfants à la quantité de son revenu, qui se sent maître du lendemain ; mais quiconque vit au jour le jour subit le joug d’une fatalité mystérieuse à laquelle il voue sa race, parce qu’il y a été voué lui-même. Les hospices sont là, d’ailleurs, menaçant la société d’une véritable inondation de mendiants. Quel moyen d’échapper à un tel fléau ?… Il est clair, cependant, que toute société où la quantité des subsistances croît moins vite que le nombre des hommes est une société penchée sur l’abîme… La concurrence produit la misère : c’est un fait prouvé par des chiffres. La misère est horriblement prolifique : c’est un fait prouvé par des chiffres. La fécondité du pauvre jette dans la société des malheureux qui ont besoin de travailler et ne trouvent pas de travail : c’est un fait prouvé par des chiffres. Arrivée là, une société n’a plus qu’à choisir entre tuer les pauvres ou les nourrir gratuitement : atrocité ou folie[1]. »

Voilà pour le pauvre. Passons maintenant aux classes moyennes :

« Le bon marché, voilà le grand mot dans lequel se résument, selon les économistes de l’école des Smith et des Say, tous les bienfaits de la concurrence illimitée. Mais pourquoi s’obstiner à n’envisager les résultats du bon marché que relativement au bénéfice momentané que le consommateur en retire ? Le bon marché ne profite à ceux qui consomment qu’en jetant, parmi ceux qui produisent, les germes de la plus ruineuse anarchie. Le bon marché, c’est la massue avec laquelle les riches producteurs écrasent les producteurs peu aisés. Le bon marché, c’est le guet-apens dans lequel les spéculateurs hardis font tomber les hommes laborieux. Le bon marché, c’est l’arrêt de mort du fabricant qui ne peut faire les avances d’une machine coûteuse que ses rivaux, plus riches, sont en état de se procurer. Le bon marché, c’est l’exécuteur des hautes œuvres du monopole ; c’est la pompe aspirante de la moyenne industrie, du moyen commerce, de la moyenne propriété : c’est en un mot l’anéantissement de la bourgeoisie au profit de quelques oligarques industriels.

« Serait-ce que le bon marché doive être maudit, considéré en lui-même ? Nul n’oserait soutenir une telle absurdité. Mais c’est le propre des mauvais principes de changer le bien en mal et de corrompre toute chose. Dans le système de la concurrence, le bon marché n’est qu’un bienfait provisoire et hypocrite. Il se maintient tant qu’il y a lutte : aussitôt que le plus riche a mis hors de combat

  1. Louis Blanc, Organisation du travail, p. 6, 11, 53, 57, 4e édit. Paris, 1845.