Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VII.djvu/336

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
330
revue philosophique

de réel et que la notion même d’extériorité résulte d’une sorte de projection de l’esprit. Mais cette projection même suppose un dehors réel, c’est-à-dire un espace. Si l’esprit n’est pas étendu, et s’il existe seul, d’où aurait-il pris l’idée de l’étendue ? On a fait grand bruit de l’expérience de Cheselden pour prouver que la distance ne nous est connue qu’à la suite des expériences répétées du toucher. Mais, à notre avis, nous pouvons acquérir la notion de distance indépendamment de tout exercice du tact. Je pense dans ma tête et je respire par ma poitrine ; j’ai parfaitement conscience que ces deux organes n’occupent pas le même lieu et ne sont pas, quand je suis debout, sur le même plan. Un homme pourrait être aveugle et paralysé de tous ses membres ; pourvu qu’il pensât et qu’il respirât, c’est-à-dire qu’il fût un homme vivant, il posséderait la notion de la distance, par suite, de l’extériorité.

M. Abbott, un adversaire de Berkeley, pour établir que nous avons par la vue la perception primitive de la distance, invoque certains exemples empruntés aux animaux. Il rappelle que le poussin, par exemple, à peine au sortir de l’œuf, se dirige avec une sûreté admirable et se précipite sans hésiter vers un grain de blé. M. Penjon voit là un phénomène d’hérédité. La notion de distance n’en aurait pas moins été acquise, sinon par les individus actuels de l’espèce, au moins par leurs ancêtres. — Je serais tenté de croire qu’il en est de même pour l’enfant, et qu’il apporte, lui aussi, en venant au monde, certaines dispositions héréditaires qui lui permettent de s’orienter rapidement dans le monde extérieur. Mais, en remontant par induction à l’origine (et pourquoi n’en aurions-nous pas le droit ?), il me paraît peu vraisemblable que l’homme primitif ait été condamné à faire de ses sens et de l’extériorité apparente le long et difficile apprentissage que suppose la doctrine de Berkeley. J’imagine qu’il eût été bien des fois détruit avant d’avoir pu mettre à profit son expérience.

Enfin nous avons cherché vainement dans le livre de M. Penjon une réfutation de la théorie de Maine de Biran qui trouve dans la sensation de l’effort musculaire la preuve qu’il existe réellement hors de nous un non-moi résistant. Il ne suffit pas de dire que ses arguments ne l’emportent pas sur ceux de Berkeley ; il faudrait le montrer. Or, à nos yeux, la théorie de Maine de Biran a le très-grand avantage d’expliquer pourquoi nous croyons à l’existence de choses extérieures. L’activité du moi prend conscience d’elle-même dans son conflit avec d’autres forces ; je comprends ainsi non-seulement le non-moi, qui se révèle par le signe caractéristique de l’être, la résistance, mais le moi, qui, en tant qu’activité, ne peut se replier sur soi-même et se connaître que si son expansion est, pour ainsi dire, circonscrite par l’opposition d’objets réels, et ne se disperse pas dans un vide indéfini. En un mot, le moi, selon nous, n’est possible que par le non-moi. Les deux termes sont rigoureusement corrélatifs et s’impliquent par une nécessité à la fois logique et métaphysique.

Je sais que Berkeley prétend distinguer les idées-choses ou non-moi