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analyses. — penjon. Georges Berkeley.

des simples idées imaginaires. Les premières se succèdent dans un ordre constant, indépendant de notre volonté ; tandis que, dans l’imagination ou le rêve, la liaison disparaît et fait place à une incohérence plus ou moins confuse. Mais ce critérium ne me paraît pas suffire. L’incohérence du rêve n’existe que pour nous, et parce que certains termes intermédiaires de la série des images sont oubliés au réveil ; mais l’enchaînement, nous pouvons l’affirmer, ne se fait pas au hasard. Il n’y aurait donc, selon la théorie de Berkeley, entre l’imagination et la perception, qu’une différence, parfois assez faible, de degré. Or la différence est en réalité beaucoup plus profonde. Je conçois très-bien un rêve où tout serait parfaitement lié et dont pourtant je ne serais nullement embarrassé pour reconnaître après coup l’illusion. Et ce n’est pas une simple hypothèse ; on pourrait invoquer là-dessus le témoignage de l’expérience. Quel est donc le fondement solide sur lequel repose la certitude de la perception extérieure ? C’est qu’elle implique essentiellement un conflit entre deux activités, celle du moi et celle de l’objet. Platon admettait que la vision résulte de la rencontre dans l’œil de deux courants, l’un venant du dedans, l’autre du dehors. C’est là un symbole, selon nous très-exact, de ce qui se passe. La science moderne substitue au courant externe les vibrations de l’éther ; la psychologie n’aurait pas de peine à prouver que la sensation ne va pas sans un certain degré d’attention, c’est-à-dire sans une activité tendue qui maintient l’organe en état de recevoir l’impression. Sans les deux termes, également réels, l’activité du moi, celle du non-moi, l’acte de percevoir ne me paraît plus possible. Supprimez le non-moi objectif : le moi ne saurait ni penser ni sentir. Ses virtualités subsistent ; mais, rien ne les faisant passer à l’acte, elles restent ensevelies dans une inconscience et une inertie éternelles.

Berkeley l’a si bien compris, que, se rapprochant de Malebranche, il a fini par mettre en Dieu, sinon la réalité, au moins la cause de ces idées-objets qui viennent graduellement tirer l’âme de sa torpeur initiale. Il a vu que, sans un objectif absolu, le subjectif ne s’expliquait pas. Mais, au nom de la logique, M. Penjon a dû lui interdire de faire un pas hors de son moi. Il n’a donc d’autre refuge, s’il veut rester conséquent, que son monisme subjectif, position intenable, je crois l’avoir montré, même à ne tenir compte que du problème de la réalité corporelle.

Elle l’est bien plus encore si l’on considère la réalité des esprits. Pour chacun de nous, son moi existe seul, ce qui revient à dire que mon moi n’existe pas pour celui de mon voisin, ni celui de mon voisin pour le mien. En sorte que l’affirmation que chacun fait de son moi détruit légitimement celle que font de leur moi les autres hommes : on aboutit au nihilisme absolu. M. Penjon a quelque scrupule d’aller jusque-là ; il ne répugnerait pas trop à admettre l’existence de ses lecteurs, de ses contradicteurs mêmes. Concession dangereuse ! car si les animaux ne sont pas de pures machines, s’ils sont capables, eux aussi, d’avoir des représentations, les voilà se détachant de chaque moi humain qui