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reinach.le nouveau livre de hartmann

empirique[1]. » — « On peut se convaincre parla conversation des personnes de condition inférieure que le pessimisme, en dépit des systèmes, est enraciné dans la nature humaine… Le plaisir esthétique du tragique en est la meilleure preuve[2]. »

C’est dans la Philosophie de l’inconscient qu’il faut chercher la justification de tous ces aphorismes. On sait que, à propos du « premier stade de l’illusion », M. de Hartmann y a entrepris un procès en règle contre la vie humaine, dénonçant impitoyablement l’inanité de ses joies, insistant sur l’amertume de ses souffrances, puis faisant le bilan de l’existence et concluant à un déficit énorme. Le pessimisme ou plutôt le malisme de M. de Hartmann (car il n’admet pas que le monde soit le pire des mondes possibles) a été trop souvent discuté pour que nous essayions de renouveler un débat épuisé et qui n’a mené à aucun résultat. Nous pensons même qu’il eût mieux valu ne jamais l’ouvrir, et c’est le seul point sur lequel on nous permettra d’ajouter quelques mots.

Le pessimisme est un mot nouveau et mal fait ; mais la chose est aussi ancienne que la douleur consciente, c’est-à-dire que l’humanité. Sa formule la plus parfaite est encore cette réflexion mélancolique que le vieil Homère place dans la bouche de Jupiter :

Οὐ μὲν γὰρ τί πόυ ἐστιν δϊζυρώτερον ἀνδρός
πάντων ὅσσα τε γᾶιαν ἐπὶ πνέιει τε ϰαὶ ἔρπει[3].

Depuis Lucrèce jusqu’à Léopardi, on n’a fait que broder sur ce thème des variations plus ou moins ingénieuses. Tous les trente ou quarante ans, il passe sur l’Europe comme un souffle de désenchantement ; l’optimisme trop rebattu devient à la longue banal ; le pessimisme exhumé le remplace pour un temps, parce qu’on lui prête le charme de la nouveauté ; un grand penseur ou un grand poète le met à la mode, et il y reste jusqu’au jour où les déclamations des désolés de sang-froid en dégoûtent le public et le ramènent à des idées plus riantes. Ce cycle monotone se répétera longtemps, car le pessimisme ne peut ni se démontrer ni se réfuter. Schopenhauer a complètement échoué dans son essai de démonstration théorique qui reposait sur une définition inexacte du plaisir. La démonstration empirique de Hartmann, beaucoup plus longue, n’est guère plus probante, car les optimistes peuvent toujours répondre que les plaisirs et les douleurs ne doivent pas se mesurer au nombre, mais au poids. L’opinion des philosophes grecs, et en particulier d’Aristote, est plus

  1. Phénoménologie, p. 850.
  2. Ibid., p. 52.
  3. Iliade, xvii, 416-7.