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raisonnable : ils ne niaient pas l’existence de la douleur, mais ils croyaient que l’homme vertueux est, en somme, heureux, « à moins qu’il n’éprouve des infortunes pareilles à celles de Priam. » Toutefois cette règle est encore trop absolue, et tout dépend du caractère individuel : on naît optimiste ou pessimiste, et on le demeure. Tous les raisonnements de Leibniz ne feront pas trouver la vie belle à une âme naturellement chagrine.

On peut encore faire cette remarque que, s’il est impossible à un homme de juger d’après les circonstances extérieures du bonheur ou du malheur de son semblable, il est très-difficile aussi de se rendre un compte exact de l’état de sa propre sensibilité. Ils sont bien rares les moments où la douleur ou la joie éclatent avec la force d’un sentiment irrésistible ; nous éprouvons d’ordinaire des impressions mêlées dont la résultante nous échappe, par exemple en assistant à un drame émouvant. Sauf quelques exceptions, le pessimisme et l’optimisme ne sont donc guère que des variétés du psittacisme ; l’humanité aura fait un progrès le jour où leur querelle stérile sera allée rejoindre la controverse des jésuites et des jansénistes sur la grâce.

En tout cas, quelque intérêt que ces discussions puissent présenter pour la littérature et la poésie, la morale n’y trouve point son compte. Si elle est suspendue à une question d’arithmétique, l’épicurisme nous paraît inattaquable ; voici pourquoi, ^épicurien ne conteste pas la souffrance, il ne cherche même pas à démontrer que la somme des biens l’emporte sur celle des maux ; il part de ce principe qu’en fait il y a des plaisirs et des gens heureux. M. de Hartmann prétend quelque part qu’aucun de nous, arrivé au terme de la vie, ne consentirait à la recommencer s’il était assuré de repasser par les mêmes alternatives de joie et d’angoisse ; mais rien n’est moins exact, et Leibniz dit très-bien que la plupart des hommes ne demanderaient pas une meilleure vie ; ils se contenteraient de changer. On ne nie pas qu’il y ait beaucoup d’infortunés et que les plus belles âmes soient souvent les plus tristes ; mais on soutient avec raison qu’on rencontre aussi des destinées privilégiées, de hautes intelligences qui traversent l’existence avec une sérénité olympienne, des natures plus vulgaires que la nature se plaît à combler de ses dons et qui, même dans l’adversité, voient toujours le bon côté des choses.

Supposons que notre épicurien soit doué de cet heureux tempérament. Après avoir écouté tous les arguments de M. de Hartmann, qui lui prouve par raison démonstrative qu’il est la plus déshéritée des créatures, il reprendra tranquillement : « Vos discours sont les plus