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reinach.le nouveau livre de hartmann

beaux du inonde, mais, que voulez-vous ? je me sens heureux et satisfait de mon sort. Toutes les petites misères que vous grossissez outre mesure passent dans ma vie comme de légers nuages sur un ciel bleu. Ces joies que vous disséquez pour en mettre à nu le néant, je leur trouve une douceur infinie. Je suis riche, honoré ; ma santé est bonne, ma famille florissante ; je goûte avec modération toutes les jouissances, depuis celles de la table jusqu’à celles de l’intelligence. J’en conclus que dans mon cas particulier la morale d’Épicure était excellente et que j’ai très-bien fait de m’y conformer. »

Que répondre à cela ? Dès qu’on admet (et comment ne pas l’admettre ?) qu’il existe même un seul homme en état de tenir ce langage, la réfutation de la doctrine du plaisir est en défaut, car l’éthique doit promulguer des lois absolument générales. M. de Hartmann ne parle-t-il pas quelque part en termes émus « du reflet rayonnant de la joie intérieure qui se peint sur le visage d’une fiancée baignée d’illusions »[1] ? Ailleurs, ne nous apprend-il pas que la nature accorde à chacun une certaine dose de bonheur nécessaire à l’accomplissement de ses fins[2] ? Ce minimum téléologique n’est point à dédaigner. Schopenhauer avait le droit d’écarter comme absurde l’eudémonisme positif, puisqu’il niait la réalité du plaisir ; mais dès qu’on abandonne cette position, d’ailleurs intenable, il faut aussi renoncer à réfuter les épicuriens par leurs propres raisons.

Mais il y a plus : les arguments de M. de Hartmann, impuissants contre l’épicurien heureux, ne sont pas moins vains contre l’épicurien malheureux. Ce dernier, lorsqu’il a reconnu que l’infortune s’acharne à le poursuivre, ou lorsque, dégoûté, blasé des jouissances de la vie, il ne voit plus rien qui l’y attache, n’a qu’à en sortir comme d’une bagarre. « La liberté, dit Sénèque, pend à la branche de chaque arbre. » M. de Hartmann reconnaît que la conclusion logique du cynisme est le suicide, qu’Hégésias était plus conséquent que Diogène, mais il croit se dégager par deux arguments subtils. En premier lieu, dit-il, une métaphysique pluraliste et matérialiste peut seule admettre que le suicide ou l’ascétisme recommandé par Bouddha et Schopenhauer éteignent en nous la « volonté de vivre » ; pour le monisme, il n’y a qu’une volonté universelle, et la mort des individus ne la détruit ni ne l’affaiblit. En second lieu, nous voyons « qu’en fait l’égoïsme, malgré le nombre croissant des suicides, continue à se cramponner à la vie »[3]. Ce sont là de pures arguties. Plaçons-nous

  1. Phénoménologie, p. 226.
  2. Ibid., p. 717.
  3. Ibid., p. 48.