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duelle et d’une vie absolue ; la moralité consiste à sacrifier les fins particulières de l’individu à celles de l’absolu, dont nous participons. M. de Hartmann répète maintes fois que pour l’absolu il n’y a pas de devoir ; il résulte de cette observation que la moralité n’est pas épuisée par la poursuite inconsciente des fins de l’absolu, mais qu’elle demande le sacrifice conscient de nos intérêts particuliers. Or il est impossible de voir comment, aux yeux de la raison, un pareil sacrifice se justifie par le dogme d’unité d’essence. Ce dogme prouve tout au plus qu’il est aussi « raisonnable » de poursuivre mes fins absolues que mes fins individuelles ; mais il ne motive ma préférence ni dans un sens ni dans l’autre. Donc, au point de vue de la morale rationnelle, l’égoïsme, l’indifférence suprême, le nihilisme, le scepticisme sont irréfutables.

C’est ici qu’on pourrait penser que l’intervention du sentiment sera de quelque secours. La raison, arrivée au bout de sa tâche, soumettra donc les résultats de ces investigations à l’approbation du sentiment. Celui-ci ne lui avait pas accordé un blanc-seing ; il s’était reconnu impuissant à déterminer le contenu de la loi morale, mais il s’était réservé le droit de sanctionner ou de rejeter le contenu que lui présenterait la raison. Son désistement était une délégation, non une abdication. M. de Hartmann s’imagine que le sentiment éclairé par la raison n’hésitera pas à accepter comme sienne la loi morale qu’il propose ; il nous décrit même quelque part l’amour unanime avec lequel tous les cœurs « battront vers le Dieu du pessimisme ». Comme les sentiments ne s’imposent pas, mais se constatent, les faits réfutent suffisamment cette allégation. Il n’est pas d’idée qui épouvante plus une âme, même stoïque, que celle du néant ; nous avons tous, dit Malebranche, un amour naturel de l’être.

Si ces observations sont fondées, on reconnaîtra que ni la raison, ni le sentiment, ni ces deux facultés réunies ne peuvent donner à une loi quelconque un caractère impératif. La raison formule bien des lois générales, mais ces lois ne sont que le résumé des faits ou l’expression d’un besoin de notre esprit ; le sentiment détermine bien nos actes ; mais, comme il varie d’un sujet à l’autre, il suffirait qu’un seul individu pût nier que la loi « éveille en lui le sentiment du devoir » pour qu’on perdît le droit de la lui imposer. Pour ceux qui ne veulent pas renoncer à la formule universelle et absolue de la loi morale, il ne reste plus qu’une supposition possible : c’est d’admettre que le sentiment du devoir et l’idée du devoir doivent s’effacer devant la foi au devoir. La foi naturelle a ceci de commun avec le sentiment qu’elle est un mobile d’action, et ceci avec la raison qu’elle est un instrument de connaissance ; mais la connaissance