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c’est-à-dire de la faculté d’opposer victorieusement à certaines excitations immédiates les motifs plus lointains tirés du fond de notre âme ; mais ces motifs eux-mêmes sont une raison déterminante et ne naissent pas ex nihilo. Quand même nous aurions conscience de la liberté d’indifférence son existence ne serait pas, pour cela, démontrée ; la servitude peut être très-réelle et très-cachée ; ne sommes-nous pas, à chaque instant, victimes d’illusions étranges sur la nature des motifs qui nous sollicitent ? C’est l’argument de la girouette résumé par Spinoza dans une phrase célèbre : « Homines appetitus sui sunt conscii et causarum quibus determinantur sunt ignari. »

De plus l’hypothèse du libre arbitre n’est nullement nécessaire pour expliquer aucun fait psychologique, moral ou théologique. En particulier la responsabilité judiciaire et morale trouve sa justification parfaite dans l’empire que chaque homme exerce sur lui-même et dans l’impossibilité d’en fixer d’avance les limites. Inversement, que de raisons positives militent contre cette hypothèse ! Elle est en contradiction formelle avec le principe de la causalité universelle ; bien loin d’être nécessaire à la morale, elle la détruit : ce qui fait la valeur de nos actions, c’est, en effet, le motif qui les inspire ; si donc nous agissons sans motif, nous agissons d’une manière non pas immorale, mais étrangère à la moralité. Enfin la liberté d’indifférence supprime tous les rapports des hommes, éducation, législation, commerce, échange, car les calculs qu’on fonde perpétuellement sur la connaissance de la nature humaine pourraient être renversés par le caprice, le hasard, la fantaisie.

Toutes ces objections ont du poids, hormis l’avant-dernière. Il est faux de dire que le jugement moral porte soit sur l’acte, soit sur les motifs : l’acte est un simple fait physique, les motifs sont de simples faits psychologiques, des pensées, comme eût dit Descartes, et il est absurde de défendre à un homme d’avoir de mauvaises pensées : ce serait prescrire la sainteté. Ce que vise le jugement moral, ce n’est ni l’acte isolément, ni les motifs isolément, mais le rapport entre ces deux termes, autrement dit la résolution : et c’est précisément parce que la résolution ou choix entre les motifs passe pour libre qu’on se croit le droit de l’approuver ou de la flétrir.

Les autres arguments prouvent seulement la difficulté (dont nul ne doute) de concilier le déterminisme réclamé par la science avec la liberté réclamée par la morale. Mais il est téméraire de fermer les yeux sur les exigences de la morale, parce qu’on ne peut les accorder avec d’autres exigences ; il est plus que téméraire de prétendre que la responsabilité morale trouve un fondement assez solide dans limpossibilité où nous sommes de déterminer d’avance la