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reinach.le nouveau livre de hartmann

peut être question du devoir comme fin de l’absolu, puisque le contenu du devoir lui-même se résume dans le dévouement à cette fin. « Dire que le bien est le but du processus universel, c’est prétendre qu’on va en soirée pour se montrer en cravate blanche. » Le bonheur positif doit être de même écarté dès que l’on admet l’hypothèse du pessimisme : il ne reste donc que le bonheur négatif.

Ce raisonnement, qui a été déjà exposé au long[1], soulève beaucoup d’objections. D’abord il est entaché d’anthropomorphisme. De ce que les hommes n’agissent jamais qu’en vue du plaisir ou pour remplir leur devoir, on conclut prématurément que l’absolu ne peut être déterminé que par l’un de ces deux motifs : rien n’est moins prouvé, et l’on peut prétendre, par exemple, que l’absolu agit par amour pur.

Ensuite on ne peut écarter le bien des fins de l’absolu que si l’on a démontré au préalable la relativité du bien ; mais c’est ce qui n’a été fait nulle part, et l’identité de la moralité avec « le dévouement aux fins de l’Un-Tout » est une hypothèse qui, on l’a vu, n’a été reçue que sous bénéfice d’inventaire. La même remarque s’applique au pessimisme que nous avons regardé comme une impression individuelle plutôt que comme une vérité ressortant de l’examen impartial des faits.

Allons cependant jusqu’au bout des concessions possibles : accordons à l’auteur que l’Un-Tout ne peut poursuivre d’autre but que son bonheur positif ou négatif, et que dans ce monde le nombre des maux l’emporte sur celui des biens. Nous demandons ce que cette constatation prouve à l’égard de l’absolu. Le bonheur ou le malheur des individus entraîne-t-il nécessairement le bonheur ou le malheur de l’Un-Tout ? De quel droit affirme-t-on cette solidarité ? Pourquoi n’en serait-il pas de la félicité comme des propriétés chimiques, comme de la beauté ? « Deux choses belles, dit Lucien, peuvent composer un tout monstrueux, et nous en avons une preuve dans l’Hippocentaure. » L’oxygène et l’hydrogène, en se combinant, forment un corps dont les qualités sont toutes différentes de celles de chacun des composants. Quel rapport y a-t-il entre la condition des hommes et celle de la sensibilité de l’absolu ? Que savons-nous d’ailleurs delà félicité des êtres qui peuplent les autres mondes ? Tout au plus pourrait-on prétendre qu’un être infini qui trouverait son bonheur dans la souffrance des individus serait Satan et non Dieu ; mais on ne voit pas du tout à priori pourquoi le point de vue de Hartmann exclurait cette hypothèse, pourquoi l’Un-Tout doit être plutôt bon que méchant. Notre philosophe ne devrait voir là qu’un préjugé, comme dans la croyance si répandue que l’être vaut mieux que le

  1. À la fin du chapitre iii, Les principes objectifs de morale.