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losophie du dégoût, du vide intérieur : c’est ce qui explique le succès posthume de Schopenhauer et la gloire retentissante de son disciple. Tel le mélancolique Lucrèce chante au moment où Rome vient d’achever la conquête du monde ; les pâles figures de René et d’Oberman se détachent sur le fond d’or des grandeurs napoléoniennes, et l’Italie, au lendemain de son unité, a reconnu dans Léopardi son chantre national, le véritable interprète de son âme désenchantée. Les reproches, s’il y a des reproches à faire, doivent donc s’adresser soit à la nation, soit à la pensée où elle se complaît, mais ils ne doivent atteindre le penseur que s’il préconise ouvertement l’immoralité ; en aucun cas, il n’a à répondre des déductions erronées de quelques disciples aventureux. Si M. de Hartmann recommandait le suicide, ou le meurtre, ou la cruauté, ou si même, comme certains nihilistes, il les rangeait sur la même ligne que leurs contraires, les attaques de M Dühring seraient justifiées, et nous approuverions l’expression de « cause odieuse et absolument repoussante » appliquée par un critique français à la doctrine du pessimisme. Au contraire, l’analyse du nouveau livre de M. de Hartmann a convaincu tout lecteur impartial que la morale n’a pas en lui un ennemi, mais un ardent et vigoureux auxiliaire. On a vu avec quel soin jaloux il s’efforce de faire rentrer dans ses principes jusqu’aux vertus les plus insignifiantes. Son syncrétisme moral n’a d’égal que son syncrétisme métaphysique. Une seule de ses théories, celle qui proclame la subordination absolue des moyens à la fin poursuivie, pourrait être flétrie comme immorale par les spiritualistes ; mais, outre que les conséquences en sont singulièrement atténuées par toutes les explications qui l’entourent[1], c’est là un point de vue depuis longtemps adopté par tous les philosophes allemands et que personne n’a songé d’ailleurs à critiquer.

Aussi n’est-ce point sans quelque surprise que nous relisons ces lignes dans la préface de la Phénoménologie : « À des points de départ différents en métaphysique ont correspondu de tout temps des manières très— différentes de présenter le système du monde ; en morale, au contraire, les principes opposés aboutissent invariablement aux mêmes conclusions banales. Cet état de choses, supportable pour les époques naïves, devait devenir de plus en plus humiliant avec les progrès du sens critique. » (ix.) M. de Hartmann constate un fait très-exact, mais il s’abuse bien étrangement s’il croit

  1. Ainsi Hartmann déclare (ce qui est faux) qu’un officier prisonnier a le droit de violer sa parole d’honneur pour rendre à sa patrie un service signalé ; mais il se hâte d’ajouter qu’après un pareil acte cet officier doit renoncer au rang et au titre d’honnête homme, ainsi qu’à l’estime de ses contemporains.