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boussinesq. — le déterminisme et la liberté

le mode d’action général ou unique des forces naturelles. C’est en s’appuyant sur des hypothèses aussi incertaines, en ressuscitant même, comme on voit, la vieille opinion universellement bannie des forces instantanées, auxquelles il réduit toutes les causes de mouvement, qu’il espère parvenir à charger les puissances physico-chimiques, déjà régulatrices des accélérations (ce qui est leur rôle classique et admis), de remplir du même coup la fonction supplémentaire consistant à diriger le mouvement aux bifurcations de voies possibles, dans les cas où les formules usuelles laissent subsister une indétermination[1].

Cette dernière opinion, que j’ai discutée aux nos 24 et 25 de mon Mémoire (p. 123 à 131) et qui consisterait à charger constamment les puissances physico-chimiques de la fonction de pouvoir directeur, serait certes fondée, — sans qu’il fût permis de l’asseoir positivement sur des raisons aussi problématiques, — si les énergies de la matière brute étaient seules dans l’univers et devaient, en conséquence, s’y acquitter de tous les rôles. Mais, comme il y a aussi la vie dans le monde (quoiqu’à l’état d’exception, sous le triple rapport de la petitesse relative de la quantité de matière qui est organisée, de sa constitution chimique spéciale et de ses conditions restreintes d’existence), comme, d’autre part, les physio-

  1. La science aurait quelque droit d’écarter par une fin de non-recevoir l’hypothèse de la discontinuité des mouvements naturels, parce que cette hypothèse, comme je l’ai dit aux pages 125 et 127 de l’ouvrage critiqué par M. Bertrand, transporte les problèmes hors du champ de notre vision distincte, je veux dire au milieu des différentielles du temps et des choses, au milieu de leurs plus petits accroissements réels, dont ni la raison, ni l’expérience, ne nous fournissent aucune idée nette. Mais j’observerai qu’en l’acceptant on ne supprimerait les bifurcations d’intégrales ou de voies qu’au point de vue abstrait, au point de vue du géomètre pur. Ces bifurcations continueraient à subsister au point de vue de la réalité concrète, autant que nous pouvons en juger.

    Admettons, en effet, que les vraies lois physico-mathématiques règlent à chaque instant de très-petits changements ou, pour mieux dire, les plus petits changements réels. Les quantités qui différencieront les variations élémentaires des vitesses, dans une solution singulière, d’avec les variations pareilles dans chacune des solutions particulières qui s’y joignent, seront incomparablement moindres que les plus petites quantités physiques existant dans les circonstances considérées, puisque leur ordre de petitesse est et restera supérieur à l’ordre de ces dernières quantités, c’est-à-dire à l’ordre des variations élémentaires mêmes des vitesses. Donc ces petites différences seront purement fictives ou abstraites, autant qu’il nous est permis d’affirmer quelque chose en pareille matière : elles n’auront aucune réalité, aucune valeur objective, pour le physicien et le philosophe.

    Ainsi, les réunions et bifurcations d’intégrales paraissent bien appartenir à ces catégories d’idées ou de faits que les changements de point de vue peuvent transposer, mais qu’ils n’éliminent pas, et que l’on retrouve toujours, sous quelque forme qu’on ait traduit la pensée.