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cet idéal ? Remarquons d’abord que Spinoza ne parle pas d’idéal pour les espèces inférieures, mais pour la nôtre seulement. Cet idéal n’a donc rien de commun avec l’elSo ; platonicien, type parfait du genre. Que faut-il donc y voir ? Simplement, croyons-nous, l’état suprême, fruit de l’intuition et de l’amour, où tous les individus de l’espèce humaine peuvent coexister non-seulement sans se nuire, sans entraver réciproquement leur être, mais en se soutenant et devenant chacun en quelque sorte tous les autres. Seule entre les espèces, la nôtre est une réalité ou peut en devenir une : elle n’est pas une pure expression. Il y a pour elle un idéal, qui n’est pas une chimère, mais sa réalisation même, c’est-à-dire celle des individus qui la composent. Peut-être M. Janet accepterait-il ce commentaire, que nous ne pouvons développer ici.

De toutes les passions, dit Spinoza, une seule est bonne, l’amour, et ce qui s’y rattache, parce que seul il fortifie et conserve, en unissant. Les autres passions ont leur origine dans la connaissance inférieure, qui nous trompe. Seule l’intuition ne peut nous tromper ; quant au raisonnement (raison, dans la langue de Spinoza), son utilité consiste en ce qu’il est comme un acheminement de l’âme à la vie véritable, celle de la connaissance directe : il l’accoutume à attacher son regard sur les choses supérieures et à y trouver de la joie.

La trace d’une influence platonicienne n’est-elle pas visible dans ce rôle attribué à la connaissance du second ordre ? M. Janet hésitait à la reconnaître plus haut. Elle apparaît nettement dans le passage qui vient ensuite et qui expose une véritable dialectique de l’amour.

Il y a trois sortes d’amour, ou plutôt trois degrés, comme il y a trois étages d’objets, les corruptibles, ceux qui sont incorruptibles par leurs causes (les modes infinis, objets des sciences abstraites), et l’incorruptible absolu. Dieu. L’amour que nous éprouvons pour les premiers est utile en soi, mais caduc comme eux ; de plus, il peut nous nuire en détenant notre esprit et l’empêchant de poursuivre les vrais biens. L’amour que nous inspirent les choses incorruptibles par leur principe est meilleur : il est même absolument bon, puisqu’il nous excite à nous élever jusqu’à ce principe, seul intelligible par soi, seul aimable, seul capable de nous satisfaire. L’amour divin est l’unique amour, comme il n’y a pas d’autre science que la science de Dieu.

Cette théorie toute platonicienne se trouve corrigée par celle qui est l’objet de la dernière proposition de l’Éthique et dont le germe se rencontre plus loin dans ce traité même, d’après laquelle la connaissance et l’amour de Dieu ne sont pas dans l’âme le résultat, mais la cause de son affranchissement. M. Janet n’a pas peut-être assez aperçu (p. xlviii) l’importance de cette idée, et la critique qu’il en donne n’est pas inattaquable. Ce n’est pas sans raison que Spinoza en a voulu faire la conclusion, le dernier mot de l’Éthique : il ne pouvait mettre plus en relief, d’un seul trait, le caractère dominant de son système.

Entre la conception philosophique, humaine, de la morale, qui prend