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au moment où cessent les grandeurs positives. » Grâce au concept des grandeurs négatives, Kant démêle et corrige une des erreurs fondamentales de la physique de Leibniz. Cette découverte constitue à ses yeux l’un des progrès les plus importants que la métaphysique ait accomplis depuis Leibniz. Il y reviendra dans l’opuscule inachevé qu’il composera en 1791 sur le sujet proposé par l’Académie de Berlin : Quels progrès la métaphysique a-t-elle réalisés depuis Leibniz et Wolf ? « Au nom de son principe de raison suffisante, Leibniz concluait que toutes choses, considérées métaphysiquement, se composent de réalité et de négation, d’être et de non-être ; … et que la raison d’une négation ne peut être qu’un défaut de réalité. Ainsi la douleur n’était que l’absence du plaisir ; le vice, l’absence de penchants vertueux ; le repos d’un corps mû antérieurement, l’absence de force motrice. Il ne voyait pas que la négation résulte souvent du conflit des réalités opposées[1]. » Kant résumera ainsi la critique, qui remplit le traité sur les grandeurs négatives. Il ne se borne pas, dans cet écrit, à considérer avec Newton la répulsion comme une attraction négative ; le froid, comme une chaleur négative : les phénomènes du monde moral, les peines, les antipathies, les vices expriment également, comme les autres grandeurs négatives, des états positifs, des oppositions réelles.

De ces considérations, des expériences nombreuses sur lesquelles il s’appuie, Kant dégage une vérité nouvelle, méconnue également par la métaphysique de Leibniz. Newton ramenait la conservation de notre monde, et Kant avait rapporté après lui l’origine et le développement de la nature physique tout entière, au jeu éternel de l’attraction et de la répulsion. Comme dans le vieux système d’Héraclite, l’opposition, la lutte des contraires est le principe même de l’équilibre, de l’harmonie des choses. Cette pensée, Kant la reprend dans le Traité des grandeurs négatives, et l’étend au monde moral, ainsi qu’à la nature. « Dans ce conflit des principes réels (Realgründe) et contraires, consiste la perfection générale des choses. La partie matérielle du monde doit de même son développement régulier à un conflit de forces. » Nous ne pouvons entrer dans le détail des considérations si curieuses que Kant présente sur l’activité des diverses facultés, et qui devancent et semblent préparer sur bien des points la psychologie de Herbart. Son esprit est tellement possédé par l’idée du conflit des puissances dans la nature qu’il y revient trois ans plus tard dans Les songes d’un visionnaire ; et que dans l’essai de 1784, Idées pour une histoire universelle, et dans

  1. T. VIII, p. 544.