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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VIII.djvu/153

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carrau. — le dualisme de stuart mill

moderne, cette matière sans forme que la métaphysique des Grecs plaçait en face du démiurge, le lieu, la matrice, la nourrice du monde, comme parle Platon dans le Timée ?

Ici, l’expérience et les inductions scientifiques sont muettes : c’est à la raison seule à prononcer. Or, étant donné un fluide parfaitement homogène, d’une élasticité prodigieuse (la science n’en dit pas davantage sur l’éther), peut-on concevoir qu’il existe par lui-même ? Un pareil corps est tout juste à la limite intérieure de l’être ; en fait de propriétés, il ne possède que celles qui sont indispensables pour le distinguer de l’espace. C’est un minimum de matière, et l’indigente réalité de l’atome est, en comparaison, d’un prix infini. Il serait étrange qu’une substance aussi dépouillée d’attributs eût ce privilège éminent de l’éternité, et que, impuissante, par hypothèse, à dessiner dans son sein uniforme les tourbillons d’où va sortir le monde atomistique, incapable de produire le plus humble des phénomènes, elle fût cause de soi. Exister par soi-même, n’est-ce pas en effet posséder éternellement et nécessairement une énergie que rien ne puisse détruire ou altérer ? Et une telle énergie n’est-elle pas, pour la raison, identique à la cause des causes, à la cause absolue ?

En admettant d’ailleurs l’existence éternelle de l’éther, je ne vois pas ce que le dualisme de Stuart Mill y gagnerait. Condition élémentaire des êtres et des phénomènes de l’univers futur, immobile et diffus dans l’espace, sans résistance, puisque sa fluidité est parfaite, l’éther ne saurait présenter le moindre obstacle au doigt tout-puissant qui se propose d’y tracer le plan harmonieux du cosmos. L’art divin s’y joue librement, la sagesse et la bonté ne pourront rejeter plus tard sur une matière indocile la responsabilité des maux qui, selon Stuart Mill, déshonorent la création. Il faut trouver à Dieu une meilleure excuse, ou plutôt reconnaître qu’il n’en a pas besoin, et, tout en lui laissant l’omnipotence, le déclarer innocent.

Mais l’éther existe-t-il ? Nul ne peut l’affirmer. Il est, comme l’atome, une hypothèse commode pour rendre compte d’un certain nombre de faits qui tombent directement sous l’observation. L’expérience seule peut saisir le réel, et ni l’éther ni l’atome ne sont objets d’expérience. Les hypothèses, dit fort bien M. Lewes[1], sont des constructions idéales, qui servent à donner une unité et une perfection systématiques aux expériences sensibles ; mais elles ne doivent jamais prendre la place de ce qu’elles sont destinées à expliquer. La conformité même de l’expérience avec les calculs qui se fondent sur elles ne prouve pas qu’elles expriment la réalité des choses.

  1. Problems of life and Mind, t. II, p. 334-336.