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suite, se rapprochant par là peu à peu de la complexe réalité. Par une méthode semblable, l’astronome suppose d’abord deux astres soumis à la gravitation, puis trois, et ainsi de suite. Beaucoup de systèmes moraux, sociaux ou métaphysiques, conservés par l’histoire de la philosophie, ne sont autre chose que des tentatives de ce genre plus ou moins réussies, mais que leurs auteurs ont érigées prématurément en explications complètes de l’homme, de la société ou de la nature. Il faudrait procéder avec une rigueur plus scientifique et en reconnaissant tout d’abord qu’on imagine et développe une pure hypothèse. On construirait par exemple un système moral et social fondé exclusivement sur la force, un autre sur l’intérêt général, un autre sur l’altruisme, etc. On pourrait aller jusqu’à imaginer sérieusement des utopies abstraites, des paradoxes philosophiques, donnés pour tels et non pour des réalités. À ce titre, la théorie du pessimisme absolu, par exemple, serait un essai utile, si on la présentait pour ce qu’elle est. Dans cet ordre de constructions imaginaires, un travail non moins fructueux serait de supprimer, par hypothèse, un des éléments de la réalité en laissant les autres, et de chercher les effets que produirait cette suppression dans l’individu, dans la société, dans le monde. Par exemple, si l’on supprimait toute idée de bien ou de mal, qu’arriverait-il ? si on supprimait toute croyance de l’homme à sa liberté, si l’on supprimait toute notion de responsabilité morale, qu’arriverait-il ? si on supprimait toute notion d’immortalité, qu’arriverait-il encore ? Ce genre d’examen réserverait plus d’une surprise à ceux qui l’auraient entrepris avec une sincérité absolue et une vraie puissance de dialectique. Ils s’apercevraient tantôt que l’élément supprimé entraîne une perturbation considérable, tantôt qu’il en entraîne une insignifiante. Que de choses prétendues jadis nécessaires et dont on a cependant fini par se passer ! On s’est passé successivement de chacune des religions, quoique chacune se prétendit indispensable ; peut-être se passera-t-on un jour de toute religion, quoique beaucoup prétendent que, si aucune religion en particulier n’est indispensable, il n’y a rien de plus nécessaire que la religion en général. Cette philosophie imaginaire ne serait pas sans analogie avec la géométrie imaginaire, mais serait beaucoup plus instructive, parce que ses hypothèses sont réalisées en partie, sinon complètement, tandis que les hypothèses géométriques sont irréalisables. On s’est demandé ce qui adviendrait si l’espace n’avait que deux dimensions et si nous étions sur une surface sans épaisseur ; on s’est demandé aussi ce qui adviendrait s’il y avait une quatrième dimension de l’espace, une cinquième, une sixième, etc. On a supposé le