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s’accuse, n’apportait avec lui à Paris ni le goût ni le souci des habitudes mondaines, nécessaires au sein de la société la plus polie, la plus raffinée qu’il y eut jamais.

La faculté d’accommodation aux milieux qui sauve en tout état de cause un Gil Blas ou un Figaro lui manquait totalement. L’infirmité congénitale dont il souffrait le condamnait à peu fréquenter les réunions brillantes : sa gaucherie et l’embarras d’esprit dont il y faisait preuve, même en cénacle d’amis, irritaient son amour-propre et contribuaient à fortifier son penchant à l’isolement. De là toute une révolution intérieure. Il se renferme davantage en lui-même, il s’isole, et l’ « ours » de Mme d’Epinay, admirateur passionné de Robinson, émigré de la ville pour regagner les champs et les bois. Quoi d’étonnant si son caractère concentré s’y exalte encore, si son moi débordant s’y gonfle jusqu’à l’exagération ? L’homme assez personnel pour renoncer aux servitudes de la vie sociale ne saurait être moins personnel dans ses écrits. Habitué à n’entendre que les chuchotements de son cœur, à subir la tyrannie de son imagination, à refléter dans les choses les affections de son âme avivées par les joies ou les tristesses de chaque heure, il verra tout graviter autour de lui, le peuple d’en bas et l’aristocratie d’en haut, les institutions, les mœurs, les goûts de cette société si voisine de lui et si étrangère. En même temps, par un retour secret sur lui-même, il se compare à ceux qu’il voit ; il analyse en psychologue exercé, il juge en moraliste ardent : pourquoi dans ce cerveau si bien préparé ne germerait pas l’idée des réformes nécessaires ? Ce rêveur a en lui l’étoffe d’un systématique. Ce poète est un dialecticien, plus que cela, un apôtre ; ce solitaire romanesque doit être un réformateur littéraire, social, politique, religieux, parce qu’il est un idéaliste de génie dont le moi contient un monde nouveau.

Telles sont les lignes générales de cette curieuse physionomie, à l’heure où elle se fixe : qualités et défauts, dus à la naissance, développés par l’éducation ou par les accidents de la vie, aboutissent nécessairement et naturellement à ce « produit psychologique », suivant l’heureuse expression de M. Amiel. Mais en même temps l’homme explique l’œuvre ; il en est le texte et le sujet ; tous ses écrits se ramènent à la même préoccupation intime : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature… Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. » Voilà le métaphysicien, continuateur de Descartes, dont il achève la philosophie du moi en appliquant la même méthode intuitive et géométrique à la reconstruction sociale. Durant les longues promenades à travers les allées des bois, la singularité de sa vie aidant, son opposition avec son siècle prend les proportions d’un système, et c’est lui qu’il propose en exemple, non à ses contemporains, mais à la postérité.

« Ses contemporains déclaraient qu’il ne ressemblait à rien ; lui, sent de même qu’il n’est le pareil de personne. Il en conclut qu’il pourrait