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ANALYSESRousseau jugé par les Genevois d’aujourd’hui.

bien être l’exemplaire de ce qu’il cherche, l'homme primitif, un peu déformé sans doute par les circonstances sociales, mais heureusement encore reconnaissable. Ainsi, par bonne fortune, dans la multitude infinie des monnaies usées, des contre-marques banales, des jetons insignifiants qu’offre le monde actuel, il ne se trouve qu’une médaille de ce type perdu, et lui, Rousseau, l’a entre les mains. Jugez du bonheur de l’archéologue moraliste et du soin jaloux avec lequel il va couver cet unicum, ce prototype, pour en tirer, sur le monde évanoui dont il est comme un dernier vestige, le plus de révélations possible. De là l’étude microscopique et incessante que Rousseau fait de lui-même. Ce n’est pas, comme Montaigne, pour le seul plaisir de se connaître, qu’il s’étudie ; c’est pour l’honneur d’une grande théorie ; plus encore, c’est pour le salut d’un monde dégénéré, qui ne peut échapper à la décrépitude et à la ruine qu’en revenant à sa forme première, comme le géant de la fable devait toucher la terre pour retrouver ses forces perdues. — Montaigne disait : Je suis l’étoffe de mon livre. Rousseau pourrait dire : Mon système et moi ne faisons qu’un ; et il l’a dit expressément : « J’en ai beaucoup vu qui philosophaient plus doctement que moi, mais leur philosophie leur était, pour ainsi dire, étrangère. » « D’où le peintre et l’apologiste de la nature, aujourd’hui si défigurée et calomniée, peut-il avoir tiré son modèle, si ce n’est de son propre cœur ? Il fallait qu’un homme se fût peint lui-même pour nous montrer l’homme primitif, et, si l’auteur n’eût été aussi singulier que ses livres, jamais il ne les eût écrits. » Nous voilà bien avertis. Rousseau ne tisse jamais que sa propre substance dans ses théories les plus magnifiques ; elles ne sont que l’élargissement de ce qu’il trouve en lui, la généralisation de son moi… L’impersonnalité d’un Descartes ou d’un Leibniz est inabordable à Rousseau. Il est un subjectif au premier chef. »

Ce dernier trait est bien la caractéristique de son talent, résume sa génialité, selon le terme usité chez nos voisins. Par un étrange renversement des choses, « ce qui fit son succès, son prestige, son autorité, il y a un siècle, dit avec raison M. Amiel, est précisément ce qui le diminue dans la génération actuelle. » Les erreurs de son jugement, les lacunes de ses théories ne font que reproduire les défauts de la méthode purement introspective. Nous reprochons à ce philosophe de sentiment de manquer du sens historique, de partir d’une thèse métaphysique imaginaire, celle de la bonté originelle de l’individu, et de greffer là-dessus l’hypothèse controuvée de l’isolement primitif, de l’indépendance native des êtres humains ; nous nous étonnons que sur les seules confidences de son moi il entreprenne de nous dévoiler les origines de l’organisation sociale, de retrouver les articles fondamentaux du pacte général. Toutefois ce serait être peu clairvoyant que de rattacher à cette habitude d’esprit dominante toute l’originalité intellectuelle de Rousseau et « l’espèce de magistrature morale, pédagogique et politique qu’il exerça pendant sa vie. » D’une part, le moi humain, cet assemblage informe de petites parties inconnues, comme