Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VIII.djvu/580

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
574
revue philosophique

suffisamment son induction, il avait créé une sorte de fétiche qu’il n’adorait pas sans doute, mais qu’il craignait, ce qui est déjà quelque chose[1]. En somme, nous croyons que la nature, pour les animaux et les sauvages, comme pour les très jeunes enfants, est absolument le contraire de ce qu’elle apparaît de nos jours à l’œil du savant : ce n’est pas un milieu froid et neutre où l’homme seul a un but et plie tout à ce but, un cabinet de physique où il n’y a que des instruments inertes et une seule pensée pour s’en servir ; loin de là : les peuples primitifs se croient dans un milieu vivant et mouvant, ils devinent des intentions dans chaque phénomène ; des amis ou des ennemis les entourent ; la lutte de la vie devient une bataille en règle avec des alliés imaginaires contre des adversaires souvent trop réels. Auguste Comte voyait avec raison dans cet état d’esprit « l’équivalent réel d’une sorte d’hallucination permanente. » Comment des intelligences primitives pourraient-elles comprendre l’unité de la nature, qui exclut dans les phénomènes toute individualité, toute indépendance ? Les savants eux-mêmes sont aujourd’hui fort embarrassés de dire où l’inanimé devient animé ; comment les hommes d’autrefois auraient-ils pu connaître où l’animé devenait inanimé, où mourait la vie ? Et vivre, pour eux, c’était avoir des désirs, des intentions bonnes ou mauvaises. Il ne faut donc pas craindre, avec M. Max Müller, de prêter des « enfantillages » aux peuples primitifs ; il faut bien plutôt éviter de leur attribuer des distinctions raffinées qui d’ailleurs n’ont rien d’absolu et semblent bien souvent en contradiction avec les faits. L’enfant et le sauvage doivent s’accorder à projeter dans la nature une volonté analogue à celle qu’ils sentent en eux-mêmes ; ils doivent pour ainsi dire humaniser la nature.

De là à la diviniser il n’y a qu’un pas. Une fois admis en effet que la nature est peuplée d’êtres animés, qu’elle vit et veut, on ne tardera pas à reconnaître dans certains grands phénomènes la ma-

  1. M. Spencer lui-même admet chez les sauvages une certaine inaptitude à généraliser, ce qui a paru un paradoxe et est peut-être une vérité importante à noter. Si les intelligences primitives, comme l’a remarqué entre autres M. Taine, sont très promptes à saisir les ressemblances superficielles des objets, ce n’est pas toujours un signe de véritable perspicacité, car la ressemblance aperçue entre deux sensations peut s’expliquer moins par la généralisation de l’intelligence que par une sorte de généralité des sensations mêmes ; que deux sensations soient analogues ou indistinctes, elles se fondront naturellement sans que l’intelligence y soit pour rien. De là le peu de portée de beaucoup d’exemples tires du langage. La vraie généralisation semble surtout consister dans la réduction des laits en lois, c’est-à-dire dans l’abstraction réfléchie des différences, dans la conscience du déterminisme qui lie les choses et qui précisément échappe si souvent aux sauvages et aux animaux.