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delbœuf. — sur le dédoublement du moi

épargnant la visite d’aucun des recoins de sa propriété. Comme tous ceux qui avaient eu avant lui la faveur d’être introduits dans le sanctuaire, l’amateur était émerveillé et laissait échapper à chaque détour des signes d’une approbation sans réserve. Sur ces agréables pensées, mon ami se laisse aller au sommeil, et brusquement voilà les rôles qui s’intervertissent. C’est lui maintenant qui se trouve devant un propriétaire obligé de louer ou de vendre, c’est lui qui est enchanté des agréments sans nombre de cette savante habitation et qui marche de surprise en surprise et passe de l’étonnement à l’admiration, de l’admiration à l’extase. Et il ne faut pas oublier un dernier détail. Notre bourgeois transformé en visiteur ne connaissait nullement la maison qu’on lui montrait, et néanmoins c’était bien celle dont il avait dressé le plan et dont un autre lui expliquait les avantages.

Cette observation est caractéristique et jette les plus vives lumières sur le phénomène dit du dédoublement du moi. Essayons donc de pénétrer jusqu’à la racine de cette sorte de manifestation. Je me mets pour un instant à la place de mon ami, et je vais tâcher d’analyser ce qui se passera en moi à l’état de veille.

Je vais et viens dans ma maison projetée ; mais ce moi qui admire n’est évidemment pas le moi réel qui habite une maison en pierres et en briques et qui est assis sur une chaise au coin de son feu. Ce moi vagabond est un dédoublement du moi sédentaire qui le suit partout des yeux dans sa promenade et qui est témoin de ses ravissements. Je me vois arpentant les pièces, montant et descendant les escaliers, ouvrant les portes et les armoires. En somme, je conduis un autre moi-même à travers le bâtiment futur alter ego, comme j’y conduirais un étranger.

Et même, en examinant la chose de plus près encore, cet être fictif, cet être vague et indéterminé, à qui mon imagination fait parcourir une maison idéale, je puis tout aussi bien en faire un étranger soit le caractère dont il me plaise de le revêtir, c’est au fond une émanation du moi, c’est en réalité moi-même.

Il y a plus : il peut y avoir détriplement du moi. Une seconde émanation du moi peut suivre l’étranger dans sa visite, et voilà la maison peuplée de deux êtres. Je pourrais, en continuant de la sorte, y introduire un nombre indéfini de personnes. L’étranger serait, par exemple, accompagné d’un ami à qui il communiquerait ses impressions ; j’assisterais à leur entretien et je pourrais encore imaginer sans peine des complications telles que celle-ci : qu’ils parlent une langue étrangère, dont ils ne me supposent pas la connaissance, mais qui m’est tout aussi familière qu’à eux-mêmes. Pour plus de