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traire, grossisse ou amoindrisse la somme de la volonté générale ; mais imagine-t-on une somme d’intérêts actuels et d’intérêts passés additionnés pêle-mêle ?

On a objecté à Bentham l’égoïsme des individus qui les porte à faire bon marché du suprême intérêt d’autrui quand il contrarie leur moindre intérêt personnel. Mais la théorie la plus spiritualiste du devoir n’échappe pas à une objection analogue. Entre la volonté de Dieu et la mienne qui lui est contraire, je préfère la mienne. Pourquoi ne la préférerais-je pas ? Parce que je juge Dieu supérieur à moi. De même, si, par un raisonnement quelconque, l’individu en opposition d’intérêts avec ses semblables est obligé de s’avouer à lui-même la supériorité de cet intérêt rival du sien, il sentira qu’il doit lui sacrifier le sien.

La difficulté réelle est de contraindre l’individu à cet aveu de la supériorité de celui qui lui commande ou des intérêts totalisés de ses semblables. S’il ne croit plus à la supériorité du législateur sacré ou profane, il est urgent de lui démontrer l’autre. Or on n’y parviendra qu’en lui montrant d’abord que les intérêts humains peuvent se totaliser, qu’ils sont homogènes. Mais il voit, il touche leur hétérogénéité !

Là est la pierre d’achoppement, encore une fois. Stuart Mill s’est donc abusé, ce me semble, quand, sous prétexte de compléter Bentham, il a cru pouvoir fonder sur la nature spécifique, intrinsèque, de certains plaisirs, toute autre considération étant écartée, la supériorité qu’on leur attribue en général relativement à certains autres. En cela il méconnaît d’abord la haute pensée de son maître, qui a cherché à purger de tout arbitraire, de tout ce qui est simple affaire de goût, les jugements moraux, et à les reconstruire sur le pur granit du calcul ; et il ne méconnaît pas moins le mérite propre des côtés simplement qualitatifs et non mesurables de notre âme, qui est de nous soustraire au joug du nombre, de nous mettre hors la loi des comparaisons orgueilleuses ou humiliantes avec autrui, de nous faire à tous, grands ou petits, supérieurs ou inférieurs par d’autres aspects de notre être, une égalité profonde, fondée sur notre dissemblance radicale. Mais entrons plus avant dans la discussion de la doctrine utilitaire.

Bentham se place au point de vue du législateur qui cherche à réaliser l’ordre le meilleur. Si l’on suppose que le législateur a un but, un idéal social, la loi la meilleure pour lui est celle qui est la plus propre à l’atteindre, de même que, la nécessité de tel type vivant étant posée en fait, les individus les plus aptes à le maintenir ou à le développer devront seuls survivre. Son devoir lui est tracé