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g. tarde. — la croyance et le désir

autres que celle de conserver sa félicité, précisément parce qu’il aurait atteint le terme de tous les désirs. Comptez les haines, les férocités, les vices, que la civilisation détruit, les sciences et les droits qu’elle produit ! Au contraire, indomptable et ignorant, dans une inquiétude et une incertitude continuelles, le sauvage n’ajoute foi qu’aux données de ses sens, et tout au plus à quelques folles superstitions, si peu enracinées dans son esprit, malgré leur vigueur d’affirmation, qu’à la voix d’un pauvre missionnaire des peuplades entières se convertissent en un jour. Voilà les deux extrémités de l’histoire.

Mais la vérité qui se dégage de ces considérations indirectes peut être directement démontrée. Que désirons-nous toujours ? Des choses en tant qu’agréables, c’est-à-dire en tant que désirées ? Non, ce serait une pure tautologie. Même lorsque nous désirons un désir que nous n’éprouvons pas, le véritable objet du désir que nous éprouvons est la chose poursuivie par l’autre. Nous désirons toujours des choses comme telles, des réalités ou des réalisations. Or Stuart Mill a fort bien prouvé, ce nous semble, que les réalités, et par suite les réalisations extérieures ne sont et ne peuvent être pour nous que des possibilités de nos sensations. Par possibilités, entendez certitudes conditionnelles ; par sensations, entendez ces jugements certains, de localisation, de causation ou autres, qui constituent non seulement le regarder, l’écouter, le palper, le flairer, le déguster, mais encore le voir, l’entendre, le toucher, l’odorer, le goûter purs et simples ; et, rectifiée ainsi, la thèse de Mill sera irréprochable. Quant au je ne sais quoi de purement affectif qu’on a grand’peine à extraire sous cet amas de jugements inconscients superposés, cela pourrait bien être l’objet propre des jugements les plus élémentaires et les plus cachés, mais non l’objet spécial du désir, qui s’applique à nos sensations toutes faites, telles qu’elles se présentent à lui. Ce n’est jamais, je le sais, la certitude quelconque, indéterminée, que nous recherchons ; c’est toujours telle certitude particulière et non telle autre ; mais celle que nous choisissons est, parmi toutes les certitudes connues de nous et à notre portée, celle qui en contient, qui en implique le plus grand nombre d’autres, successives ou simultanées, et qui nous représente ainsi la plus grande somme de foi. L’ivrogne, le joueur, le débauché s’instruiraient sans doute davantage s’ils fréquentaient les musées et les bibliothèques et non les tripots, les cabarets et les mauvais lieux. Mais ils s’attachent à celui de tous les états intenses dont ils disposent, qui leur procure le saisissement simultané le plus complet de toutes les fibres de leur être, le faisceau d’évidences le plus fort. L’amour d’un beau nou-