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voyant arriver son frère, qui, avec toute l’ardeur de la jeunesse et de l’instinct aveugle, se jeta étourdiment dans le fort, il alla se poster dans la prairie du côté opposé, happa l’oiseau au passage avant qu’il eût pu regagner le bois et nous le rapporta.

Cette petite scène m’avait donné à réfléchir ; mais je restai silencieux et j’attendis les explications du garde ; c’était un témoin d’autant plus précieux à consulter que, parfaitement étranger à tout système philosophique, il vivait avec les chiens de son maître et présidait à leur éducation cynégétique. Or, pour lui, il n’y avait pas de doute : le vieux Tom avait raisonné, et même raisonné juste. La topographie du champ de bataille était familière au chien : c’était à quelques pas du logis ; il y chassait presque tous les jours et arrivait le premier dans tous les coins où sa mémoire lui rappelait quelque heureuse rencontre. Son odorat l’avait guidé jusqu’à l’entrée des broussailles ; mais là, pourquoi s’était-il arrêté ? La piste était trop fraîche pour qu’on pût admettre ce que les chasseurs appellent un défaut ; son nez l’avertissait que la perdrix était devant lui ; s’il ne l’avait pas suivie, c’est qu’il savait qu’une perdrix court bien et avance plus rapidement à travers les ronces, sous lesquelles elle trouve partout des passages, qu’un grand chien braque, forcé de s’y frayer péniblement un chemin. Il avait donc fait le raisonnement suivant : Si je me lance à la suite de la perdrix, elle va prendre de l’avance sur moi, elle gagnera le bois sans que j’aie pu l’atteindre. Si je fais le tour, je la rejoindrai plus vite ; mais elle est peut-être restée dans les broussailles ; il faut s’en assurer : si elle est sortie, je trouverai sa piste sur la prairie. C’est pour cela qu’il avait fait le tour, le nez contre terre. Arrivé de l’autre côté du taillis sans avoir rien rencontré, ou bien il entendit la perdrix marcher sous le couvert, et il la guetta ; mais cela n’est guère probable, me dit le garde, car, si elle avait continué sa course, elle serait sortie avant l’arrivée du chien ; ou bien, comme l’affirmait énergiquement notre homme, il savait son frère derrière lui, et il comptait sur son ardeur pour déloger la bête et la faire passer sur la prairie ; il avait donc choisi son poste pour la happer au passage.

N’y a-t-il pas là un acte réfléchi et un raisonnement qui suppose le langage intérieur, généralement refusé aux bêtes par nos psychologues, trop préoccupés de ne pas compromettre l’excellence de la nature humaine ? La psychologie animale est un domaine encore peu exploré, et il serait utile que l’on réunit des faits qui, observés et interprétés sans parti pris, permettraient de déterminer pour chaque espèce les lois de l’instinct, qui ne varie pas d’un individu à un autre, et celles de l’intelligence, qui, dans le chien du moins, a souvent des caractères tout personnels et atteint un développement qui dépasse de beaucoup la limite fixée arbitrairement par la plupart des philosophes. Je n’ai jamais remarqué, de la part des chiens que j’ai pu observer d’une façon suivie, aucun fait qui révélât chez eux la moindre notion morale, la moindre idée surnaturelle ; mais je connais au contraire un grand nom-