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périodiques. — Zeitschrift für Völkerpsychologie.

le désaccord des opinions n’est plus sensible. On ne distingue pas toujours suffisamment entre l’imagination reproductrice et l’imagination créatrice ; aussi ne s’entend-on pas sur ce que le génie doit à la réalité. Pour Schopenhauer, l’homme de talent ressemble au tireur, qui sait mieux que les autres toucher au but marqué ; le génie, à celui dont le coup frappe le but, que les autres ne peuvent même atteindre du regard. Les vers suivants de Schiller ont un sens analogue : « Tout dans la vie n’est que répétition : il n’y a d’éternellement jeune que la fantaisie. Ce qui n’a jamais existé en aucun temps, en aucun lieu, cela seul ne vieillit jamais » Pourtant l’œuvre du génie n’est pas une pure création ; non plus que celle du talent, une pure redite. « Le plus grand génie, écrit Goethe, ne fait rien de bon, s’il ne vit que sur son propre fonds. Qu’est-ce que le génie, sinon la faculté de s’approprier et d’utiliser toutes les impressions qui nous ont frappés ; de coordonner, d’animer tous les matériaux qui se représentent à nous ; d’emprunter ici le bronze, là le marbre, et d’en construire un monument durable. Que serais-je, que serait-il resté de moi, si cette sorte d’assimilation mettait en péril l’originalité ? Qu’ai-je fait ? J’ai rassemblé, utilisé toutes les données que la vue, l’ouïe, l’observation m’ont fournies : j’ai mis à contribution les œuvres de la nature et celles de l’homme. Chacun de mes écrits m’a été suggéré par des milliers de personnes, des milliers d’objets différents ; le savant et l’ignorant, le sage et le fou, l’enfant et le vieillard ont collaboré à mon œuvre… Mon œuvre ne fait que combiner des éléments multiples, qui tous sont tirés de la réalité ; c’est cet ensemble qui porte le nom de Goethe. » Combien l’histoire des grands artistes éclaire ces profondes réflexions du poète ! Ne raconte-t-on pas que Léonard de Vinci dut attendre pour achever sa fameuse Cène que la tête du Judas, qu’il ne réussissait pas à imaginer à son gré, lui eût été tout à coup suggérée par la vue d’un portefaix. Thorwaldsen ne savait quelle attitude donner à son ange assis, lorsqu’un mouvement capricieux de l’enfant qui lui servait de modèle, vint la lui révéler tout à coup. Et Mozart, à la poursuite de la célèbre cavatine de Don Juan, ne la trouve qu’à la vue d’orangers qui lui rappellent un précédent voyage en Italie et lui remettent en mémoire un air populaire qu’il avait entendu à Naples. Il rêve en dormant qu’il allonge la main vers un oranger ; et le fruit qu’il saisit est la romance si longtemps cherchée. — Le talent, à son tour, ne se borne pas au rôle de simple copiste. N’y a-t-il pas des virtuoses, comme des acteurs de génie, dont l’interprétation est une véritable création et qui révèlent aux auteurs eux-mêmes des beautés ignorées de leur œuvre ? — Schopenhauer fait résider le génie dans la faculté de saisir et de traduire l’idéal à travers les mensonges et les imperfections de la matière, de contempler les choses et de les l’aire voir aux autres à la pure et invariable clarté des idées éternelles et non plus aux lueurs mobiles et douteuses de la vérité scientifique et de la loi de la causalité, qui en est le principe. De là l’éloignement du génie pour la science et pour la connaissance mathématique, qui en est